Jamais élection présidentielle en Algérie n'a suscité autant de remous, d'inquiétudes et d'interrogations que celle d'avril 2014. Dernièrement, des universitaires se sont organisés et ont rallié le mouvement de protestation. Comment les enseignants perçoivent-ils le rendez-vous électoral ? Sous quels angles l'abordent-ils ? Quel regard portent-ils sur le régime et sur les menaces qui pèsent sur le consensus national ? Quels éclairages apportent-ils à une société accablée par des problèmes divers ? Dans leurs deux appels à l'opinion publique nationale et en particulier à la communauté universitaire, les enseignants font savoir qu'ils refusent de s'enfermer dans la logique du choix du candidat, mais ils mettent en garde contre les dangers du fait accompli que le régime veut imposer à l'occasion de la présidentielle du 17 avril prochain. Ils dénoncent la corruption, la violation des libertés, le "viol" de la Constitution, la négation de la volonté populaire, la dilapidation des richesses du pays et la transformation des institutions de l'Etat en "comités de soutien pour le maintien de l'autocratie". Par ailleurs, ils désavouent la politique du système qui, commentent-ils, achète la paix sociale, pour "perpétuer un système vieillissant, à l'image de son chef que l'on veut nous imposer pour plusieurs années encore". Les universitaires dénoncent, en outre, cette gouvernance du pays "par la peur et la corruption" et "par le chantage au chaos", tout en alertant sur le danger d'une fermeture du jeu électoral. Leur combat, préviennent-ils, est celui de "la dignité", en se mobilisant pour "le respect" de l'université algérienne, du savoir et de l'histoire du peuple algérien. "On ne nous a jamais écoutés" Parmi les signataires de l'appel, Fatma Oussedik, anthropologue et enseignante en sciences sociales à l'université de Bouzaréah, qui tient à rappeler que les universitaires et intellectuels algériens "ne sont jamais restés les bras croisés", dans les moments d'impasse et de crise. "Nous nous sommes toujours exprimés et nous avons toujours pris position, mais on ne nous a jamais écoutés", précise-t-elle. D'ailleurs, elle estime que l'action des enseignants initiée, la veille du scrutin du 17 avril, est avant tout "une prise de position" pour s'élever contre le régime politique qui a ignoré "la volonté populaire". Dans cette ambiance devançant l'élection, la sociologue constate le recours aux "jeux de miroir", plus destinés à la consommation externe, et l'entretien de "la peur" chez le citoyen. Mais, l'état du pays, évalué notamment à travers "l'absence d'une programmation économique" souveraine, "l'idéologisation des structures d'éducation" et "l'extension de l'informel", ne peut la laisser indifférente. Bien au contraire, l'Etat affolant de la maison Algérie impose, selon elle, d'aller vers "un changement de système de gouvernance". Mme Oussedik n'est plus à présenter au public. Elle est connue pour ses analyses sur la société algérienne et ses éclairages sur les crises et les émeutes ayant éclaté dans certaines parties du pays, comme la Kabylie et le M'zab. La sociologue ne cesse d'alerter sur la difficulté des institutions nationales "à se présenter comme l'incarnation d'un bien collectif" et d'interpeller tout un chacun sur "la question démocratique", en étant consciente que "les agents éducatifs ou idéologiques de l'Etat transmettent des valeurs qui ne permettent pas de consolider l'unité nationale". L'enseignante-chercheure se compte également parmi les spécialistes qui plaident pour une remise en cause des "fondements institutionnels de l'Etat", pour faire de l'Etat national celui de tous les Algériens, garant de leurs droits. Un autre sociologue, en l'occurrence Nacer Djabi, un des fondateurs du mouvement des enseignants universitaires, pense que la communauté universitaire nationale ne peut rester à l'écart de la dynamique actuelle de la société, qu'elle doit se démarquer par rapport au système politique et s'impliquer pour l'avènement d'un Etat "civil, libre et démocratique", qui s'appuiera sur un "projet de développement juste et durable" réhabilitant l'alternance dans la gouvernance. Changement pacifique et confrontation violente ? Sur la question de la présidentielle proprement dite, l'enseignant-chercheur comprend que chacun puisse avoir un avis différent sur le 4e mandat de Bouteflika, mais réalise que "tout le monde est contre ce blocage politique". L'enseignant déplore, en fait, que les Algériens soient mis devant le fait accompli, voire devant "un coup de force", alors que le Président sortant "est inapte à gouverner". "L'Algérie a besoin d'un nouveau souffle et l'élection de 2014 peut constituer un tournant pour le pays, avec un président plus légitime", soutient-il. Aussi, face à "l'impasse politique", il n'est pas question de se taire. D'ailleurs, il avise que le mouvement des universitaires va engager de nouvelles actions de protestation dans les différentes universités du pays. Pour ce qui est du mouvement Barakat qu'il soutient "activement", Nacer Djabi espère que celui-ci demeure "un mouvement citoyen souverain", indépendant des partis politiques. Selon lui, Barakat peut se convertir en "une force morale", à condition que le mouvement reste ouvert, non seulement à des acteurs politiques, aux syndicats et aux couches moyennes, mais aussi et surtout aux couches populaires. Comme il a déjà eu l'occasion de l'exprimer, le sociologue prévient que le changement viendra en Algérie soit par "un changement pacifique interne dans les institutions", soit "c'est la rue qui reviendra à la charge" et, dans ce cas, l'on assisterait alors à "une violente confrontation entre l'ancienne génération et la majorité des Algériens, notamment les jeunes". Le point de vue du politologue Rachid Tlemçani apporte d'autres éclairages. D'après l'enseignant-chercheur à la faculté de sciences politiques de l'université Alger, la réédition du mandat pour le président Bouteflika serait liée à un enjeu fondamental, celui de "la consolidation des rapports de force préexistant au sein du sérail et le renforcement du statu quo dans l'économie de bazar". L'enseignant n'exclut pas toutefois que le chef d'Etat sortant veuille rester au pouvoir, malgré sa maladie, comme cela se passe dans certaines régions du monde, plus particulièrement "dans les pays arabo-musulmans", en recourant à l'anthropologie culturelle. Comme il n'écarte pas l'idée selon laquelle Bouteflika serait devenu "l'otage de groupes d'intérêt et de pressions contrôlant les réseaux de l'import-import et des affaires occultes". Mais, le politologue suppose aussi que tout s'est joué en 2008 avec "le tripatouillage de la Constitution de 1996", qui a ouvert la voie au nombre illimité de mandats présidentiels. Bouteflika n'est plus "l'homme du consensus" Aujourd'hui, Rachid Tlemçani constate une "sérieuse inquiétude" du pouvoir face aux manifestations de jeunes à travers le pays, craignant ainsi "un dérapage qui conduirait inéluctablement à un autre type d'Octobre". "Le sursaut national, dit-il, ne peut venir que de la nouvelle génération." Un autre avis est développé par Hocine Belalloufi, journaliste et écrivain. Pour ce dernier, le président Bouteflika n'est plus "l'homme du consensus" et ne fait plus donc "l'unanimité" au sein du régime. Ses propos se fondent sur les divisions apparues au sein du FLN, mais aussi dans les rangs des comités de soutien, des zaouïas, des gardes communaux, des anciens moudjahidine, du patronat et même au niveau de la haute hiérarchie militaire. "Des responsables civils et militaires, qui ne sont pas forcément opposés à l'homme et à sa politique, considèrent que Bouteflika n'est plus physiquement ni même intellectuellement apte à assurer la charge de premier magistrat du pays", expose-t-il. Passant en revue les changements opérés en Algérie sur le plan économique, "le recul prodigieux de la part de l'industrie dans le PIB" et "le développement extraordinaire" des inégalités sociales, la fermeture du champ politique "par l'adoption de lois antidémocratiques" et l'encouragement du régionalisme et du tribalisme, notre confrère pense qu'aujourd'hui "le consensus national est menacé". Selon lui, les divergences d'intérêt et de vision au sein du régime, son refus obstiné, autant que son incapacité à se réformer et à se démocratiser poussent objectivement à "une explosion généralisée". À l'entendre, il y a risque en la matière, et ce, d'autant qu'il n'existe aucune "force sociale présentant une alternative indépendante et crédible" pour contenir la vague de mécontentement, si celle-ci venait à se propager et à s'embraser. Pour ce qui est de la dynamique de lutte enregistrée au sein de la société rendue possible par les mouvements de grèves, les actions des chômeurs et travailleurs précaires, le travail du mouvement Barakat et de celui des universitaires, Hocine Bellaloufi estime que cela "est positif, mais s'avère encore fragile", dans un contexte national et mondial où le rapport de force est en faveur de l'offensive capitaliste, du révisionnisme historique et de la soumission des peuples. "L'avenir sera peuplé de défis auxquels les peuples devront impérativement répondre, sous peine de retomber en esclavage", prophétise le journaliste. H A Nom Adresse email