à bientôt 93 ans, Hadj Ahmed est un homme alerte, à l'esprit vif. Parfait bilingue, il manie la langue de Voltaire avec aisance et élégance ; tout comme hadj Bouziane, son cadet de 10 ans — un passionné de lecture, retraité de l'administration. Il est fréquent de voir les deux frères, notables respectables de la ville, originaires de Médéa, le port digne, assis face à face sous l'un des ficus bordant le trottoir qui donne sur le domicile et le magasin de l'aîné, sur la rue du 1er Novembre. Là, durant des heures, ils ont, chacun, les yeux fixés sur un exemplaire du Coran. Imperturbables. Les cinq prières, hadj Ahmed les accomplit chaque jour à la mosquée. A 4h, il y est déjà en compagnie du muezzin, hadj Mohamed Mousserati ; jusqu'à la prière du fedjr, les deux fidèles s'adonnent à des prières surérogatoires et à la lecture du Coran. De retour chez lui, après un petit somme, il ressort pour les courses quotidiennes, le pas toujours pressé. Dans son emploi du temps quotidien minuté, outre ses saintes lectures, dont l'interprétation du Coran, la télévision figure en bonne place avec les émissions religieuses, les informations (JT de chaînes algériennes et étrangères) mais encore le feuilleton turc qu'il ne manque jamais : Maliket el mazra'a (qu'il traduit en : la reine de la ferme). Quant à lire autre chose encore ? "Non ! répond-il, je veux préserver mes yeux." Car Hadj Ahmed n'a jamais eu besoin de porter des lunettes pour lire, regarder la télé ou même pour conduire, comme il l'a fait de 25 à 88 ans. Commerçant dès 1937 (à l'âge de 16 ans), aux côtés de son père d'abord, il cessera de travailler en 1996. Avec une parenthèse d'un an comme comptable au sein de "l'entreprise franco-italienne de travaux publics Truchetet-Tansini (dont il nous épelle le nom) qui avait construit le tronçon El Affroun-Beni-Djemaa (3,8 km) pour un coût de 74 millions", nous apprend-il. De 1921, année qui l'a vu naître, à aujourd'hui, il s'est passé bien des choses et Hadj Ahmed s'en souvient dans le menu détail. Un véritable livre d'histoire (de France, occupation française, guerre mondiale...) et d'histoires tantôt cocasses, tantôt graves avec dates et faits précis. Evoquant la misère qui sévissait alors, il dit : "90% des Arabes étaient pauvres, leurs vêtements rapiécés ; nombreux étaient ceux qui se chaussaient d'un morceau de pneu perforé des deux côtés et maintenu avec du fil de fer entrecroisé sur le pied ; il y avait beaucoup de mendiants et au-dessus de la rue principale, les habitations étaient essentiellement des gourbis." "En ce temps-là, poursuit-il, les automobiles étaient rares ; pour se rendre à Blida, il y avait les voitures à chevaux et les Messageries du Littoral avec autocars à impériale où, quand il n'y avait plus de place à l'intérieur, les indigènes s'installaient avec leurs charges, leurs volailles, leurs lapins...". Lui, faisait parfois le déplacement à vélo. Cela lui prenait 45 mn. Il évoque encore le pain bouremroum, "celui des pauvres, fait à base d'une farine secondaire El Mino" ; le prix de la semoule extra qui coûtait 135 Fr le quintal et celui de catégorie O, 90 Fr, soit 18 douros ; la pompe à pédale pour mesurer les liquides ou encore les mesures d'un litre, un demi, un quart et même un demi-quart "car certains achetaient un demi-quart d'huile !". Il a, aussi, assisté, tout petit, à la construction de l'école de garçons, la mairie, la poste, la Caisse de Crédit agricole, l'église et la mosquée, entre autres... Cette dernière, très belle, datant de 1932, est l'œuvre de l'entrepreneur d'El Affroun, Si Kaddour Taïfour – un notable très respecté, connu pour sa grande piété et sa prodigalité – "qui s'était, à cet effet, déplacé à Tlemcen pour s'inspirer de l'architecture des mosquées et médersas. Pour les fonds, le maire de l'époque, Gaston Averseng, avait fait un décret stipulant que 10% du compte bancaire de chaque riche musulman seraient prélevés (la loi est passée au conseil municipal), le reste, serait complété par la municipalité. Ce qui a été fait". Hadj Ahmed n'a oublié ni le nom du curé ni celui de l'Imam (Abdelkader Boudjella), des sœurs blanches, du directeur d'école, du cheikh de la médersa, des instituteurs, des commerçants de sa jeunesse... Il évoque encore les classes indigènes — 1er pallier pour les autochtones avant de passer aux classes françaises. Bon élève, il sera dispensé de la 2e classe indigène. Le certificat d'études primaires — un examen important, en ce temps-là — il le décroche, en 1936, avec mention TB. "Nous étions 4 autochtones à l'avoir eu contre 18 Français", se souvient-il. Les sujets, il les a encore en tête : rédaction "récriminations d'un âne", histoire "les origines de l'occupation française en Algérie" ("il fallait évoquer le coup d'éventail", dit-il), géographie "la superficie de la France, entre autres questions", récitation "La mort du cheval" de Victor Hugo et "Nuit de neige" de Maupassant..., Chanson "Salut à l'hôte connu" (et Hadj Ahmed traduit en arabe)... ; "c'est en calcul mental, que j'étais le plus fort", précise-t-il. L'école consistait, pour lui, en une journée de 9, 10 heures (partagées entre la médersa et l'école laïque française). Plus tard, il sera bien actif : "Je faisais parfois jusqu'à trois allers et retours par jour entre El-Affroun et Blida, pour les besoins du commerce ; mais je terminais souvent ma journée au cinéma, à Blida." Faute de moyen de transport, il rentrait, alors, à pied ; cela lui prenait 3 heures et personne ne s'inquiétait quand il rentrait à minuit : "Il y avait el aaf'ia ou lamène" (la sécurité). Les films qu'il a vus à Blida et à El-Affroun : "Tarzan, Zorro, Bas de cuir, Les Trois Mousquetaires ; les acteurs : Lou Chaney, Armand Bernard, Chaplin, Bourvil, Fernandel... Il y avait aussi le cirque Buffalo Bill. La fête des vendanges était une grande fête annuelle au village, fechta kbira ! avec baraques foraines, bals, marchands de friandises de toutes sortes, étals de jouets..." Il se souvient aussi du nom du bateau La Providence que prit son père, en 1950 pour se rendre à La Mecque : "Trois à quatre jours pour y arriver !" En 1955, le père et le fils seront internés à la ferme Chenu : 7 mois pour le père, trois pour le fils, au motif de : "Vous êtes anti-français." "Non, je suis anticolonialiste !", répondra, sans ciller, Ahmed Zerkaoui. Sur la voie de son père, et de ses aïeux, il accomplira une hadja et 9 omrate. Hadj Ahmed est un homme serein, menant une vie simple régie par les préceptes de l'Islam, tout en restant une personne ouverte qui manie l'humour avec finesse. Ce qui se passe dans le pays, dans le monde ? Pour toute réponse, il a cette prophétie : chror oua h'ouel ghira qamet el qiyama (maux et horreurs jusqu'à la fin des temps) !... F S Nom Adresse email