Nous sommes dans les ann�es quarante. La petite population d�un douar administr� par la commune mixte de S�drata r�alisa que le local insalubre qui lui servait de salle de pri�re avait fait son temps. C��tait le moment de passer � une vraie mosqu�e. Ainsi d�buta une longue histoire d�amour entre une communaut� et cet �difice religieux qui a accompagn� sa vie quotidienne pendant plus de six d�cades. C�est aussi l�histoire d�un engagement, celui d�un groupe d�hommes d�cid�s � prolonger la pratique religieuse par des actions sociales positives tirant leur essence des r�formes salutaires pr�n�es par l�imam Ben Badis. Cette nouvelle mosqu�e n��tait pas consid�r�e comme un lieu de culte ferm�, mais plut�t comme un centre ouvert sur la vie. Le retour aux valeurs authentiques de l�islam signifiait retrouver cet effort incessant d�adaptation au monde moderne, combattre farouchement les marabouts et leurs pratiques charlatanesques (dans notre r�gion, il n�y a pas de zaou�as influentes, donc pas d�interm�diaires entre nous et Dieu !) et lutter sans merci contre les d�viations n�es de l�obscurantisme encourag� par la colonisation. Avec l�aide des Ul�mas, cette mosqu�e fut dot�e, d�s sa construction, d�une M�dersa, c�est-�-dire d�une institution �ducative moderne, prenant en charge la formation des jeunes dans l�ensemble des mati�res qui leur �taient inculqu�es en langue fran�aise, et seulement en langue fran�aise, � l��cole coloniale. L�enseignement de cette M�dersa se faisait en arabe et la religion n�occupait qu�une infime partie du programme : on n��tait pas dans une �cole coranique. On y apprenait l�arabe, la science, l�histoire et la g�ographie. Mais, alors que les instituteurs disaient aux Alg�riens que leurs anc�tres �taient des Gaulois, l��cole des Ul�mas leur rappelait leurs origines, selon la fameuse formule de Ben Badis : �Le peuple alg�rien est musulman et il s�apparente � l�Arabit�.� Le r�formateur, lui-m�me d�origine berb�re, n�a jamais utilis� la formule �le peuple alg�rien est arabe�, car il savait de quoi il parlait. Les rares privil�gi�s qui fr�quentaient cette deuxi�me �cole ont commenc�, tr�s t�t, � se poser des questions. Si nos anc�tres n��taient pas les Gaulois et si nous sommes un peuple � part enti�re, cela veut dire que l��cole coloniale nous ment. En plus, lorsque ces enfants rentraient chez eux le soir, ils trouvaient une autre culture chez leurs parents, d�autres us et coutumes � mille lieues de ce qui leur �tait enseign�. Mais, faut-il aussi reconna�tre que cette �cole fran�aise avait un c�t� positif dans la formation de l�esprit rationnel de l��l�ve et son �veil � la culture universelle et aux grandes valeurs de l�humanisme. Cependant, elle p�chait par �omission�� Au gr� des g�n�rations et au fil des �v�nements, la M�dersa est devenue une �cole de formation patriotique qui, � c�t� des Scouts musulmans alg�riens, terreau du militantisme nationaliste, permit � la nouvelle g�n�ration de se nourrir de valeurs authentiques les pr�parant � mieux affronter les d�fis du futur. C�est l� que se form�rent les premiers nationalistes qui passeront de la contestation et des manifestations politiques � la lutte r�volutionnaire. Cette M�dersa, nous en �tions fiers, parce qu�elle a form� une g�n�ration de rebelles ouverts sur la modernit�, amoureux des belles lettres et totalement int�gr�s � leur soci�t�. Nous ne citerons que Tahar Ouettar, sorti de cette M�dersa, et qui est actuellement l��crivain alg�rien en langue arabe le plus connu dans le monde. Nous en sommes fiers parce qu�il incarne cette tendance qui a rejet� tr�s t�t les fables de l�Alg�rie fran�aise pour sonder les origines de leur peuple et essayer de comprendre son histoire tumultueuse. Ce Berb�re authentique, issu d�une tribu amarr�e dans les profondeurs chaouies, continue de d�ranger parce qu�il mart�le ses convictions avec le courage de l�intellectuel honn�te. Nous pouvons ne pas �tre d�accord avec lui sur certains aspects de sa vision, mais nous ne pouvons pas ne pas reconna�tre qu�il les dit avec conviction et sinc�rit�. La mosqu�e et la Medersa ont �t� construites gr�ce aux donations de la petite communaut� qui habitait notre village. En ces p�riodes de disettes, de s�cheresses cycliques et de famines catastrophiques, les rares personnes vivant d�cemment se comptaient sur le bout des doigts. Aussi, on imagine facilement que la r�alisation de cet �difice ne fut pas de tout repos, d�autant plus qu�on ne voulait pas de n�importe quelle mosqu�e. Le plan �tait d�inspiration ottomane, mais avec une touche maghr�bine manifeste. Le minaret est presque unique : parce que toute sa colonne, d�un rond parfait, a �t� construite sans ferraille ! Le lot de terrain sur lequel a �t� �difi�e la mosqu�e appartenait � feu Bechichi Hadj Mohamed-Tahar, grand poss�dant qui offrit l�assiette fonci�re et une partie du financement. Mon p�re �galement mit son argent dans l��uvre et fut d�sign� comme �amine el mal�, c�est-�-dire tr�sorier. Pour la petite anecdote, ce papa, engag� dans une �uvre aussi pieuse, ne faisait la pri�re qu�au cours du Ramadan. Lorsqu�il visita notre village, Cheikh Ben Badis fut re�u chez nous, � la maison, pour la r�ception du d�jeuner. Il n�avait pas dit : �Non, je ne rentre pas chez ce monsieur parce qu�il ne fait pas la pri�re !� mais plut�t (mentionn� dans son recueil d�articles) : �Je recommande aux gens de cette cit� de prendre soin de Farah Djoudi. C�est un homme de bien� (ne pas trop se fier � la traduction, mais l�esprit y est). Une grande le�on de vie et d�amour : voil� ce que nous a appris l��cole �Hayet El Kouloub� (la vie des c�urs) ! Cette institution ouverte sur la vie moderne a essay� de donner � des g�n�rations enti�res les armes du savoir et du progr�s, dans un monde o� les langues ne sont que des idiomes et o� l�avanc�e des peuples s��value par leurs r�alisations et non aux cris de haine qui montent des rassemblements de la mort ! Il y a quelques mois, cette �cole, notre fiert�, a �t� r�duite � n�ant par les bulldozers lanc�s par des entrepreneurs douteux qui n�ont recul� devant rien pour assouvir leur app�t du gain ! Pour des calculs politiciens, notre M�dersa, l� o� j�ai appris que j��tais un Alg�rien diff�rent du fils du colon et que j�avais une histoire amazighe riche et que j��tais aussi un parent des Arabes et un musulman moderne ; cette M�dersa n�existe plus. D�sormais, je ne pourrai plus montrer la belle b�tisse de ma M�dersa � mon fils en lui disant : �Tu vois, �a, c��tait notre deuxi�me �cole et c�est ton grand-papa qui l�a b�tie.� L��cole coloniale, ils ne l�ont pas d�molie. La France, leur France est l� ! Ben Badis, mon papa et tous les autres patriotes ne sont plus l� ! Mais il y a plus grave : ils vont passer � la mosqu�e ! Ils veulent d�truire la mosqu�e b�tie par nos p�res pour lui substituer une b�tisse quelconque dont les plans, import�s certainement, la feront ressembler � n�importe quel �difice du Golfe, sans cette �me alg�rienne qui continue d�y souffler depuis des d�cennies ! A l�heure o� trois milliards de dollars vont servir � la construction d�une seule mosqu�e, la n�tre n�a besoin que de quelques millions de dinars pour �tre r�habilit�e et sauv�e. Encore faut-il que la nouvelle administration �coloniale � veuille arr�ter la d�molition. Un ami agriculteur a propos� un terrain et la somme de quatre millions de dinars comme premi�re participation pour la construction d�une nouvelle mosqu�e, � condition qu�ils laissent tranquille celle de nos parents. Mais �a m��tonnerait qu�ils acceptent. Ce qu�ils veulent, c�est supprimer toute trace de l�Alg�rie authentique et fi�re qui continue de couler dans nos veines. Bient�t, les bulldozers seront l� pour d�molir la vieille mosqu�e et quiconque tentera de s�y opposer sera r�prim� par la gendarmerie. J�aurais tant voulu vous rassurer et vous dire que cela se passe � Janine ou � Naplouse. Non, cela se passe chez moi, � M�daourouch� M. F. P. S. : Cette M�dersa m�a ouvert les yeux et le c�ur sur les splendeurs de la langue arabe qui peut �tre belle lorsqu�elle �chappe aux censeurs et aux obscurantistes. C�est elle qui m�a permis un jour de diriger un quotidien en arabe et d��crire des dizaines de textes dans cette langue (Akher Sa� d�octobre 2000 � juin 2003), textes d�ailleurs rassembl�s dans un livre : Bassamet . C�est cette M�dersa qui m�a permis de vivre une exp�rience unique pour les journalistes de ma g�n�ration : �tre lu par les jeunes arabisants !