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Ghaleb Bencheikh à "LIBERTE" (2e partie et fin)
"Les peuples arabes et musulmans doivent se remettre au travail"
Publié dans Liberté le 30 - 07 - 2014

Ghaleb Bencheikh préside la Conférence mondiale des religions pour la paix, ce qui l'amène à de nombreuses interventions en France et à l'étranger. Orateur s'exprimant avec beaucoup d'aisance, Ghaleb Bencheikh propage et vulgarise à sa manière les thèses et les idées fortes de l'islam et s'en prend aux fondamentalistes ainsi qu'aux régimes arabes qui ont vidé la religion de son contenu essentiel. Dans cette deuxième partie de l'entretien, l'auteur revient sur la refondation de la pensée islamique, tout en invitant les peuples arabes et musulmans à reprendre le chemin du savoir et du travail.
Liberté : Vous aviez plaidé il y a une dizaine de jours à Béjaïa pour un travail de refondation de la pensée islamique. Pouvez-vous décliner pour le lecteur ces grands chantiers à lancer impérativement pour reconquérir cette pensée ?
Ghaleb Bencheikh : En effet, la refondation de la pensée islamique est une nécessité vitale. Elle relève d'un besoin impérieux. Elle doit dépasser le simple aggiornamento. Il faut savoir aller au-delà du simple rafistolage ou le bricolage. Les petites réformettes s'apparentaient à une cautérisation d'une jambe en bois. Le toilettage et le ravaudage n'avaient rien produit depuis des décennies. Il est temps de s'attaquer en effet à des chantiers titanesques que sont, d'abord, celui du pluralisme religieux, de la liberté de conscience, de la désintrication de la politique d'avec la religion. Ensuite, celui de l'égalité foncière et ontologique entre les êtres par-delà leur genre et leur orientations métaphysiques, la condition de la femme et son statut infrahumain sont inacceptables. Enfin, celui de la désacralisation de la violence, ne plus croire que la violence puisse être commanditée par la Transcendance. Cette croyance dénote un état d'esprit archaïque, fragile, manipulable. Ces chantiers ne peuvent être menés à bien qu'en sortant des clôtures dogmatiques pour s'ouvrir sur le monde, de toutes les clôtures dogmatiques y compris celles de l'esprit moderne qui sacralise la démocratie, alors qu'elle reste évolutive. Nous savons tous que le Tocqueville de l'Amérique n'est pas le Tocqueville de l'Algérie et le Jules Ferry de la Métropole n'est pas le Jules Ferry des colonies. Il est temps de se libérer des enfermements doctrinaux. Il est temps surtout de dégeler les glaciations idéologiques. Cela passe par la transgression des tabous érigés tout au long de l'histoire et qui ne sont qu'une construction humaine d'acteurs sociaux et politiques. Il est temps aussi de libérer l'esprit de sa prison, de s'affranchir de la psychologie de la horde. Oser penser par soi-même et ne pas abdiquer sa conscience individuelle au profit de consciences collectives infantilisées et enclines au soulèvement millénariste
Devant un auditoire partagé quant à l'argumentaire développé, vous aviez rappelé que la laïcité n'est pas de l'athéisme. En France, vous êtes aussi signataires de l'appel, lancé par l'hebdomadaire Marianne, pour le renforcement du principe de la laïcité. En Algérie, la solution ne serait-elle pas dans la séparation de la religion de la politique ?
Assurément oui, la sortie de crise et la solution, en Algérie et ailleurs, passent, comme vous le dites si bien, par la séparation de la religion d'avec la politique.
Vous aviez évoqué également à Béjaïa le cheikh Ibn Badis, qui aurait saisi les autorités coloniales pour que ce caractère laïque ne s'applique pas seulement en Métropole mais en colonie aussi. Le chef des Ulémas appréhendait-il déjà cette collusion entre la religion et la politique ?
Le cheikh Ibn Badis avait – et non aurait – été requérant auprès du Conseil d'Etat pour que la loi du 9 décembre 1905, dite loi de séparation, fût appliquée dans les départements outre-Méditerranée et pas uniquement en Métropole, arguant de la continuité territoriale à laquelle la loi devait répondre. Il s'était insurgé contre le régime dérogatoire instauré pour dix ans par décret à partir de 1907 en Algérie. Sauf que ce régime avait été prorogé par deux fois puis pour une durée indéterminée à partir de 1931. Ayant saisi l'importance de l'émancipation du corps religieux de la mainmise de l'administration coloniale qui l'assujettissait, notamment par la rémunération, via les biens habous confisqués, le cheikh Ibn Badis tenait à ce qu'il y eût une autonomisation de la sphère religieuse par opposition à l'immixtion de l'autorité coloniale dans les affaires confessionnelles des indigènes alors, curieusement, sujets de... la République. En fin stratège et en théologien réformiste averti, il comprit que la collusion entre la religion et la politique œuvrait toujours pour la seconde, jamais pour la première.
Vous aviez dit à la même tribune que votre rêve serait de voir supprimer en Algérie le ministère du culte. Il suffirait, selon vous, de renforcer les prérogatives du Conseil supérieur islamique auquel il faudrait accorder plus d'autonomie. Pouvez-vous développer davantage ?
Je ne voudrais pas répondre à votre question par une autre question, mais en quoi la gestion des affaires cultuelles devrait-elle être une prérogative gouvernementale ? Il serait plus sain de déférer cette charge à une institution autonome dont les dirigeants seraient désignés par élection ou par cooptation choisis dans le corps des oulémas et des imams compétents.
Telle une vigie spirituelle, elle serait une force morale de proposition au sein de la Nation. Son financement sera assuré par un fonds de dotation propre et une souscription nationale, en outre les biens dits de main-morte – les waqfs et habous – lui seront dévolus. Le Conseil supérieur islamique affranchi de la tutelle politique est le meilleur organisme pour tout cela. Sans prétendre à l'exhaustivité, il pourra et devra, fonder des universités et des instituts privés, former les imams, contrôler les mosquées, collecter la zakat, organiser le pèlerinage, décréter le début du jeûne et sa fin ainsi que les fêtes religieuses, donner un avis sur les questions sociétales de fin de vie et de dons d'organes, etc.
Son indépendance vis-à-vis du pouvoir politique est le meilleur garant de l'arrêt de la manipulation de la tradition religieuse pour d'autres fins que spirituelles. Ainsi mettra-t-on fin à la domestication, parfois éhontée, du sentiment religieux. Et surtout on cessera de prendre des décisions unilatérales, politiciennes et arbitraires comme les projets grandioses et faramineux de type Grande mosquée d'Alger et les subventions non budgétisées à certaines zawiyas confrériques par simple clientélisme, alors que nous avons besoin davantage d'institutions hospitalo-universitaires, de structures sanitaires, éducatives et sociales ainsi que d'infrastructures ferroviaires, routières et portuaires. Couper le cordon ombilical entre le Conseil supérieur islamique et la présidence de la République me paraît être une voie de salut. Au mieux, dans le respect mutuel et dans celui de la législation en vigueur ainsi que dans l'intérêt de la Nation, des instances de dialogue pourront être instaurées entre le président du Conseil supérieur islamique et un délégué interministériel aux affaires religieuses, par exemple, s'il faut aplanir les quelques difficultés qui surgissent au quotidien dans l'exercice du culte et qui nécessitent l'intervention des pouvoirs publiques.
L'un des intervenants à la conférence-débats a parlé avec insistance du 6e pilier de l'Islam, qui serait, selon lui, le djihad. Vous aviez rétorqué aussitôt qu'il n'en y avait que cinq. Pouvez-vous éclairer notre lanterne sur ce point précis ?
Tous les musulmans et musulmanes, de par le monde et à travers l'histoire, savent - et même les non musulmans connaissent, pour peu qu'ils soient au fait des rudiments de connaissance théologique islamique - que la charpente cultuelle de la pratique religieuse en islam repose sur cinq piliers. Ce sont, si tant est qu'il soit nécessaire de les rappeler, la profession de foi, la prière, l'aumône dite "légale", le jeûne de la lunaison Ramadhan et le pèlerinage à la Kaâba, la demeure de Dieu édifiée à La Mecque. Si nous comptons bien, il y en a cinq. Ces piliers sont institués par le fameux hadith de Jibril ressassé quasiment à chaque prière communautaire du vendredi où à aucun moment il ne fut question de jihad.
En réalité, ce n'est que depuis, tout particulièrement, la parution de l'ouvrage de l'islamiste Abdessalam Faraj, intitulé : L'obligation absente, au dernier quart du siècle écoulé, préconisant à tous les croyants musulmans de s'acquitter de leur devoir de l'effort dans la voie de Dieu, sous-entendu comme un effort exclusivement militaire déployé contre la tyrannie. C'est tout simplement l'idéologie du combat cherchant une légitimation par le Texte et voulant sacraliser la violence en l'enrobant dans le discours djihadiste. Loin de moi, évidemment, de mésestimer ni de minorer la résistance légitime des peuples opprimés, palestinien, rohinga birman, kashmiri, tchéchène, etc. Ceux-ci s'insurgent contre l'occupation, l'oppression et la spoliation, mus qu'ils sont et motivés par la tradition religieuse ou par des considérations séculières. Notre solidarité leur est acquise parce que leur cause est juste. Et, nous sommes épris de ces causes justes, de par le monde. Elles sont fondées sur l'équité et la justice comme substratum de la paix véritable et l'aspiration des peuples à la liberté et à la dignité. Que le présupposé de leur lutte soit d'essence religieuse ou d'inspiration laïque, importe peu. Ce qui nous engage c'est que l'homme en détresse n'ait pas à pâtir des situations d'injustice et d'abus. Nous sommes révoltés de voir l'Etat d'Israël ne pas se conformer à la légalité internationale, indignés de constater qu'après avoir semé le chaos et la désolation dans un pays et contre un peuple on coule des jours heureux au ranch de Crawford. Les Netanyahu, les Bush et les Blair doivent comparaître devant les instances internationales de justice, CIJ et TPI. Elles ne sont pas réservées qu'à Charles Taylor ou Slobodan Milosevic ou un jour à Omar el Béchir ou Bechar al Assad.
En attendant, les peuples arabes et musulmans doivent cesser les chikayate et les jérémiades et voir leurs propres manquements et les pallier. Ils doivent se mettre au travail, entreprendre, étudier, acquérir, le savoir, éduquer leurs enfants et préparer l'avenir. Et s'il devait y avoir un quelconque grand effort salvateur, le fameux al jihad al akbar, ce serait celui qui consiste à atrophier l'ego, juguler les passions, réguler les désirs, contrôler les pulsions, se maîtriser au moment de la colère lutter contre les mauvais penchants afin de construire une société fraternelle, solidaire et prospère pour tous.
On a assisté en Kabylie notamment à des déjeuners collectifs durant le Ramadhan. A Béjaïa, les gens auxquels se sont joints des islamistes ont empêché physiquement, samedi passé, l'action des déjeuneurs. Que vous inspire cette affaire ?
Dans une société ouverte, démocratique et de liberté, notamment de liberté de conscience, cette affaire aurait été un non-événement et nous n'aurions même pas à en parler ni encore moins évoquer une affaire. Respecter tel rite ou honorer telle liturgie dans le cadre d'observances de pratiques religieuses relève de l'adhésion intime, dans un acte libre d'un sujet autonome, en dehors de toute pression communautaire ou sociale. La conformité à une prescription religieuse doit se faire en toute indépendance en vue de l'élévation de l'âme pour qu'elle recouvre un sens spirituel authentique. Vouloir punir les récalcitrants et parfois judiciariser les désobéissances comme la rupture délibérée du jeûne sont un scandale intolérable et une aliénation d'un droit fondamental du citoyen. La liberté religieuse ne doit souffrir aucune tergiversation. Il est temps que cela cesse, a fortiori de sortir de la logique de criminalisation de l'apostasie. Elle n'a pas de sens. Le citoyen est libre de croire ou de ne pas croire en la transcendance divine.
Donc, très graves sont les expéditions punitives contre les déjeuneurs de la part des gardiens de l'orthopraxie, autoproclamés procurateurs de Dieu et défenseurs exclusifs de ses droits.
Et à supposer qu'ils aient perçu cet acte comme une provocation, ne méditent-ils pas l'aphorisme prophétique qui enjoignait : Si on te cherche noise pendant que tu jeûnes, "réponds paix, je suis jeûneurz ?
Il incombe à l'autorité publique d'assurer la sécurité de l'ensemble des citoyens quelles que soient leurs orientations confessionnelles et métaphysiques. Il est du devoir de l'Etat de garantir la liberté religieuse.
En réalité, l'action des déjeuneurs n'est qu'un soubresaut d'une agitation due à l'affirmation de cette liberté. C'est un avatar de l'intolérance et une marque de l'emballement qui caractérisent la crispation des sociétés fermées, repliées sur elles-mêmes. Plus tard, lorsque ces sociétés auront davantage mûri et seront plus apaisées, les choses se banaliseront et seront circonscrites puis s'anéantiront. Dès lors qu'elles ne seront même pas senties comme une exhortation à la mécréance, on n'aura plus à s'y appesantir ni même à les mentionner.
M. O.
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