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«Nous serions bien avisés de dépolitiser la religion et de déconfessionnaliser la politique»
Ghaleb Benchikh, président de la Conférence mondiale des religions pour la paix :
Publié dans La Tribune le 28 - 06 - 2011

Ghaleb Bencheikh, ancien mufti de Marseille, est de formation philosophique et théologique. Il est notamment président de la Conférence mondiale des religions pour la paix. Entre autres activités, il anime le chapitre «Islam» dans le cadre de l'émission hebdomadaire «Le jour du Seigneur» diffusée sur France 2. Dans cet entretien, il dit sa conviction que ce serait rendre service à l'islam que de respecter le droit de conscience et de foi de tout un chacun
Entretien réalisé par Mekioussa Chekir
La Tribune : En Algérie, l'islam est consacré religion d'Etat par l'article 2 de la Constitution. Quelles conséquences cela peut-il avoir sur l'exercice du culte non musulman ? Cela exclut-il d'office les autres religions ?
GHALEB BENCHEIKH : En principe, un Etat moderne et démocratique n'a nullement besoin d'être confessionnalisé. C'est une survivance archaïque et dépassée des institutions politiques. Il est même curieux de constater que c'est souvent l'article 2 de ce type de Constitution qui donne la coloration confessionnelle de l'Etat. Ce qui n'est pas fait pour satisfaire les exigences des courants islamistes qui tiennent à instaurer des républiques islamiques précisées dès l'article premier. Non ! Le cadre institutionnel des régimes politiques n'a pas à être affublé d'épithètes spécifiant l'option religieuse et la Constitution n'a pas à consacrer la religion de l'Etat. A ce jeu, nous finirions par avoir un code de la route islamique ! Toutefois, pour peu que nous soyons dans un Etat de droit scrupuleux, cette disposition qui consacre la religion de l'Etat dans la loi fondamentale ne doit pas avoir des conséquences fâcheuses sur l'exercice du culte non islamique. Cela ne doit pas exclure d'office les autres religions mais les relègue cependant à un statut de minoritaires. Or, encore une fois, si je fais preuve d'abstraction, dans un Etat moderne démocratique et républicain, il ne doit y avoir de majorité et de minorité qu'au Parlement pour la conduite des affaires du pays, la société étant libre dans le choix de ses options religieuses et métaphysiques. Nous serions bien avisés de dépolitiser la religion et de déconfessionnaliser la politique. Même si nous savons tous que les Algériens demeurent attachés dans leur majorité à leur tradition religieuse. C'est une réalité dont il faut prendre acte et respecter à condition que nous sortions de la sainte ignorance institutionnalisée et que nous nous émancipions de la tutelle politique sur les institutions religieuses.
Dans d'autres dispositions de la même Constitution, la liberté de conscience et de religion est consacrée. Cela peut-il être une contradiction juridique déjà ?
La liberté de conscience et de religion - la liberté tout court - est un bien des plus précieux et c'est une valeur sûre avec laquelle on ne transige absolument pas. Et réjouissons-nous lorsqu'elle est consacrée par d'autres dispositions de la Constitution. Encore faut-il qu'elles soient bien appliquées et respectées. Pour ma part, je vois davantage une forme d'incohérence qu'une contradiction juridique stricto sensu. Parce qu'on part de l'idée que les droits des franges minoritaires sur le plan confessionnel sont garantis dans une vision globale inspirée par une législation de type islamique. Tout cela s'apparente au bricolage et au rafistolage dont nous pourrons et devrons nous affranchir.
Dans les faits, la communauté protestante d'Algérie s'estime persécutée par les autorités, d'une part, et rejetée par la société, d'autre part (exception faite pour la région de Kabylie plus tolérante à ce sujet). Les autorités, elles, avancent l'argument de prosélytisme qu'elles reprochent à l'Eglise protestante de pratiquer. C'est ce qui a justifié la fermeture récemment de 7 églises à Bejaïa et ce n'est pas un cas inédit. Selon vous, cela ne démontre-t-il pas une certaine peur de l'Etat pour tout ce qui pourrait échapper à son contrôle, alors que rien ne peut s'imposer, encore moins la foi ? Qu'est-ce qui justifie, selon vous, toute cette crainte et est-ce que l'islam a besoin que l'Etat le défende ?
Une doctrine, une philosophie et a fortiori une religion n'ont vraiment pas besoin d'un bras armé séculier pour être défendues. Bien au contraire, cela les dessert et les dénature. L'administration ne peut pas capter les consciences. Et il ne lui incombe nullement de défendre – ni d'attaquer d'ailleurs – telle ou telle tradition religieuse. Et vous avez tout à fait raison, on ne peut absolument pas imposer la foi. Comment peut-on s'imaginer, un instant, pouvoir contraindre par la coercition ou par la menace ou encore par la violence ou même par un simple regard inquisiteur ce qui relève d'une adhésion intime et spontanée dans un acte libre en un être libre. Les tracasseries administratives quant à l'exercice des cultes, la fermeture des églises, voire la comparution devant des tribunaux de ceux qui n'observent pas le jeûne du mois de Ramadhan ou celles qui ont en leur possession des bibles sont, dans un Etat de droit, une atteinte grave à la liberté de conscience et une entrave au libre exercice du culte, fût-il minoritaire. Quant au prosélytisme agressif, il est vrai qu'il constitue un problème épineux, mais ce n'est pas à la puissance publique de le résoudre en se dressant contre les autres cultes. C'est davantage l'éducation, l'acquisition du savoir, la connaissance et la science qui constituent le meilleur antidote pour immuniser le peuple contre les dérives sectaires et autres mouvements religieux radicaux. Mais, en ce qui concerne les grandes traditions religieuses reconnues de l'humanité, le maître mot demeure la liberté.
En tant que théologien convaincu de la nécessité d'un dialogue civilisationnel, pensez-vous que la société algérienne puisse évoluer dans le bon sens lorsque les notions de tolérance et de respect de la différence ne sont pas admises ? Et que l'Etat s'évertue à imposer son idéologie et à s'impliquer dans les questions strictement individuelles et personnelles, à considérer que la liberté de croyance est avant tout une affaire privée ?
Avant tout, c'est en tant que citoyen et intellectuel engagé dans la Cité que je réagis. Je pense effectivement que la société algérienne ne peut évoluer dans le bon sens que lorsque les notions de respect et de reconnaissance sont admises. C'est bien au-delà de la simple tolérance que nous sommes appelés, mais à une exigence d'amour, de reconnaissance et de sollicitude. La tolérance est asymétrique. Elle risque de trahir une attitude snobinarde et hautaine vis-à-vis du toléré. En outre, les questions relatives à la liberté, et notamment à la liberté de conscience, sont fondamentales dans les sociétés démocratiques ouvertes. D'autant plus qu'en l'espèce et à supposer qu'il faille s'enchaîner aux références scripturaires coraniques – chose qu'on ne doit surtout pas faire ou n'y avoir recours à la rigueur qu'avec beaucoup de parcimonie, eu égard à l'exégèse sauvage qui prévaut en contexte islamique – nous y enregistrons l'affirmation totale de la liberté religieuse. En effet, si vous me pardonnez l'abus méthodologique, je citerai, outre le verset désormais classique, devenu l'argument premier brandi par tous les musulmans qui participent aux colloques interreligieux et aux débats sur les droits de l'Homme : «Nulle contrainte en la religion, la voie droite se distingue clairement de l'erreur», sourate 2, la Vache, une pléthore de péricopes du même ordre tout aussi explicites. On y trouvera de quoi fonder l'examen critique des opinions philosophiques et religieuses. A commencer par rappeler, avant tout, que : «La vérité est de votre Seigneur : croit qui veut et ne croit pas qui veut». Sourate 18, la Caverne. Tant il est vrai que partant de l'omnipotence divine, Dieu a la possibilité de faire en sorte que tous les êtres sur la terre, quels qu'ils soient, embrassent Sa Religion et deviennent des croyants, adorateurs obéissant à Sa Parole. Mais Il ne l'a pas fait. Et cet état de fait n'est pas sans échapper à Sa Toute-Puissance ni à Son Omniscience. «Si ton Seigneur l'avait voulu, tous ceux qui sont sur la terre auraient cru. Est-ce à toi de contraindre les gens à devenir croyants ?» Dès lors que la liberté de donner une suite favorable au message divin ou de le refuser demeure garantie, chacun aura à se déterminer librement. Chacun agira comme il l'entendra et assumera les conséquences de ses choix. Parce que, après tout, ces questions de mécréance, voire d'idolâtrie, ne sont qu'une affaire personnelle qui concerne l'homme dans sa vie ici-bas avec ses orientations métaphysiques. Elles n'altèrent en rien ni la Majesté ni la Munificence divines. Puisqu'en tout état de cause : «Si Dieu voulait, ils ne seraient point des idolâtres ! Mais Nous ne t'avons pas désigné comme leur tuteur et tu n'es point leur curateur», sourate 106, le Bétail. En matière d'engagement de foi, il n'appartient qu'à Dieu, et à Lui Seul de statuer sur cette question. Qu'Il gratifie les croyants ou qu'Il réprouve les incrédules, cela dépend de Sa seule bonne Volonté souveraine. Il n'est pas dévolu à la puissance publique de s'en charger, ni à l'Etat de s'ériger en délégataire de la volonté divine.
L'Algérie a connu une terrible expérience durant les années 1990, en raison précisément de l'intégrisme religieux qui a vu naître un terrorisme des plus barbares et il semble que la leçon n'ait pas été vraiment tirée. Faut-il, selon vous, se contenter d'être laïque pour dépasser tout cela ? A ce propos, la Turquie est présentée comme étant un bon modèle de tolérance inter-religieuse. Qu'en pensez-vous ?
Tout d'abord, il faut comprendre la laïcité comme la déconnexion de la politique d'avec la religion, dans les sociétés humaines complexes et multi-religieuses. On peut en résumer le principe dans cette phrase : «C'est la loi qui garantit le libre exercice de la foi aussi longtemps que la foi ne prétend pas dicter la loi.» Il s'agit de la foi pour les croyants, quel que soit le canal qui mène à la transcendance. L'Etat n'a pas à s'y interférer, le salut des âmes ne fait pas partie de ses prérogatives. Le modèle de la Turquie contemporaine sous T.R. Erdogan, bien qu'il soit perfectible, est en avance par rapport au nôtre. Comme vous l'avez souligné, notre société a sécrété la barbarie en pervertissant la tradition religieuse, en avilissant son enseignement et nous ne pourrions nous prémunir contre son retour qu'avec un effort considérable de sensibilisation et d'éducation en investissant les champs du savoir, notamment ceux des sciences de l'homme et de la société. Ainsi, pourrions-nous sortir des clôtures dogmatiques et des enfermements doctrinaux et nous désaliéner d'une religiosité étouffante. D'autant plus que pour ceux et celles qui comprennent la religion comme une expérience humaine du divin, la Majesté de Dieu, Sa Miséricorde et Son inépuisable Bonté ne s'accommodent pas du fanatisme et ne sont pas honorées avec le chauvinisme extrémiste. Bien au contraire, elles laissent place à l'amour théologal puissant et incandescent. Elles donnent libre cours à l'oblation et à l'infinie tendresse. Les relations vraies entre les êtres, et notamment celle établie avec l' tre Premier, doivent être toujours fondées sur l'inclination et l'élan amoureux. Elles n'obéissent à aucune coercition ni manifeste ni voilée, dans le secret de l'âme. Les atteintes à la liberté de conscience et l'intolérance religieuse doivent être non seulement dénoncées avec force et condamnées sans aucune réserve, mais il faut qu'elles tombent, également, sous le coup de la loi dans une société civilisée et de progrès. Une législation positive qui garantit à chaque conscience le libre choix de ses options métaphysiques et spirituelles, n'est pas contradictoire avec la révélation coranique, ni avec son esprit ni avec sa lettre.


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