Aujourd'hui, les rapports vont s'améliorant. Après la répression, le café-maison. Le cœur de la Kabylie est-il conquis pour autant ? La collaboration reste une cible difficile. “Le matin, on échangeait pierres contre grenades lacrymogènes ; le soir, on prenait le café ensemble comme si de rien n'était”. Cette phrase revient dans la bouche de tous les responsables de sécurité que nous avons rencontrés à Tizi Ouzou et ailleurs. Désormais, cela fait partie des “scènes-cultes” des évènements de Kabylie. Au-delà de l'anecdote, le fond de la question est évidemment ailleurs : comment les rapports entre Kabyles et services de sécurité ont évolué au cours des dernières années, entendre en particulier depuis l'assassinat de Guermah Massinissa en avril 2001 ? Avant l'affaire Guermah, la rupture avec l'Etat comme pouvoir coercitif a sans doute été avril 1980 et la répression qui a suivi “thafsuth Imazighen”. Des années entières de manœuvres à tenter de mater et de colmater la brèche n'ont pas réussi à effacer le traumatisme du Printemps 1980 de la mémoire collective kabyle. Et pour enfoncer le clou, il a fallu mettre le feu aux poudres par un autre avril. 2001-2003 auront été les années de tous les ressentiments. Il fallait expurger toutes les haines. Comme Octobre a libéré les jeunes de la peur historique de tout ce qui sentait la “flicaille”, l'affaire Guermah a provoqué un soulèvement contre un corps chargé spécifiquement d'encadrer la population kabyle, majoritairement “extra-muros”. Si le diagnostic est délicat, sensible, au point parfois de confiner au tabou, il était temps, pensions-nous, de briser le tabou et de poser crûment le problème. Malheureusement, il nous a été pénible de faire parler qui de droit, notamment du côté de la Gendarmerie nationale, au niveau de la plus haute hiérarchie s'entend. Quant aux échelons les plus bas, les propos sont les mêmes : “Les Kabyles ghaya”, “Les Kabyles sont nos frères”, “Wallah labès hamdoullah”, à coups de formules folkloriques de même calibre, enrobées de méfiance et de couscous rance. Insécurité programmée ? Au jour d'aujourd'hui, il est indéniable que la qualité des relations services de sécurité-population kabyle va s'améliorant. Les haines épurées, les rapports remodelés, les esprits coléreux rassérénés, les deuils consommés, place à l'apaisement. Cela dit, d'aucuns estiment que la Kabylie est “trop encadrée”, qu'il y a trop d'uniformes. Dans les rangs du mouvement citoyen, on voit le DRS partout, de la “Bouteflicaille” partout, sur fond de recul sur le fameux point 11 de la plate-forme d'El-Kseur (subordination des services de sécurité aux instances locales élues). Des partis comme le FFS campent sur leur thèse de toujours, celle de la “domestication” de la Kabylie. Karim Tabbou, porte-parole du parti, dressait un constat sévère lors d'un conseil extraordinaire du parti qui s'est réuni le 8 juillet dernier : “La recrudescence de la violence, particulièrement en Kabylie, ces derniers mois, montre une interdépendance de plus en plus évidente entre les projections politiques du pouvoir et la régulation scientifique et territoriale du terrorisme”, relève-t-il, avant de s'interroger : “Il est à se demander pourquoi la concentration de la violence en Kabylie ? À quoi rime la fixation politique et sécuritaire sur cette région dans la conjoncture actuelle ?”. Le FFS parle de vouloir faire plier la région par “la terreur, la dépolitisation et le pourrissement social”. Un peu partout, nous avons eu à constater cet alarmisme qui s'acharne à voir qu'il y a une “insécurité programmée” en Kabylie, une insécurité qui serait donc spécifique à cette région du pays, et qui serait le résultat d'un désengagement de l'Etat. Un désengagement pour ainsi dire à but punitif, que résume cette sentence : “Vous avez réclamé le départ des gendarmes ? Alors débrouillez-vous !”. Pour d'autres, les événements de Kabylie, en plus d'avoir diminué les moyens immunitaires de la région avec la délocalisation des brigades, ont produit un laxisme de complaisance de la part de l'administration. Cet état de non-gestion se manifesterait par une “clochardisation” de la Kabylie : marchés informels, drogue, prostitution au grand jour, délinquance économique, pillage de sable, parkings anarchiques, squattage en règle des espaces verts, etc. Ainsi, à la violence contestataire d'essence politique qui jette ses racines dans le Mouvement d'avril 1980, et dont la matrice est la revendication identitaire, s'est substituée une violence de droit commun, une violence d'essence mafieuse qui aurait largement tiré profit de la vacance de l'autorité entre 2001 et 2003. Lance-pierres, couscous et proximité Les responsables de la sécurité que nous avons rencontrés se sont farouchement opposés à une lecture “macro-politique” des évènements, se cramponnant au niveau “micro”, c'est-à-dire le terrain de l'ordre public. Faisant montre d'un optimisme à toute épreuve, ils estiment à l'unisson que l'autorité et la sécurité sont revenues en Kabylie et que la population est revenue à de meilleurs sentiments à l'égard des corps de sécurité, tout spécialement la police. “La population, notamment rurale, collabore largement avec nous. Nous recevons de plus en plus d'appels, même si parfois ils sont anonymes, de citoyens qui veulent dénoncer des auteurs de délits”, affirme le chef de la police judiciaire de Tizi Ouzou. Il résume les rapports avec la population en une formule : “Avant, ils nous recevaient avec des pierres. Aujourd'hui, ils nous reçoivent avec du café et du couscous”. À Azazga, nous avons été aimablement reçus par le chef de sûreté de daïra. Interrogé sur la nature des relations que la police locale avait avec les jeunes, notre interlocuteur refuse crânement de déplacer le débat sur le terrain politique et s'en tient à une approche “technique” des évènements, en l'occurrence celle d'un “professionnel” de la sécurité : “Nous avions une mission de maintien de l'ordre à accomplir et nous l'avons accomplie dans les meilleures conditions possibles. Nous étions chargés de protéger les biens publics. Nous avons toujours entretenu de bons rapports avec la population”. Là encore, la même anecdote qui revient : le matin, “ayaw ahe !” : émeutes, casse et répression ; le soir, tout le monde trinque à la santé de tout le monde. Proximité, flexibilité, droits de l'Homme. La police fait de la communication son cheval de bataille pour gagner la confiance du contribuable kabyle. Le populisme du GSPC Paradoxalement, si en matière de droit commun, la confiance se rétablit peu à peu entre la population et les corps de sécurité, dans le domaine de la lutte antiterroriste, la chose ne semble pas encore acquise comme le confiait cet officier d'une BMPJ de Tizi Ouzou lorsqu'il nous déclarait : “Si la population collaborait avec nous, je ne donnerais pas plus d'une année au terrorisme en Kabylie”. Pourquoi le GSPC en particulier aurait-il trouvé une terre d'asile en Kabylie ? Difficile à dire. Il y a d'abord le relief. Les maquis de Mizrana, de Sid Ali Bounab, de Thakhoukhth, de la forêt d'Aït Ouabane aux fins fonds du Djurdjura ou encore de Béni-K'sila, sont des repaires idoines par nature. Après, il y a la politique “populaire” du GSPC en Kabylie : pas d'attaques contre les villageois, racket intelligent des populations, redistribution du “butin” de certaines opérations juteuses (pillage de sable, braquage de banques, etc.). Il faut dire aussi que la fermeture des brigades ne pouvait pas ne pas avoir d'incidence sur la sécurité en Kabylie. “De vous à moi, que le corps de la gendarmerie se retire du jour au lendemain, vous pensez que cela n'aurait pas de conséquences sur le comportement sociocriminel de la région ?”, fait remarquer M. Saâdi Lahcène, procureur général adjoint près la cour de Tizi Ouzou. Par ailleurs, force est de noter que les nouvelles sûretés urbaines ne peuvent pas, à elles seules, couvrir les vastes territoires kabyles extra-muros, avec leur relief montagneux d'accès difficile, et pour lequel les Toyota de la gendarmerie semblaient les seules prédisposées à le parcourir pour dire les choses d'une façon caricaturale. Pour autant, le retour des gendarmes en Kabylie est-il à l'ordre du jour ? Nous avons relevé trois attitudes à ce sujet : une catégorie de citoyens est résolument contre. Elle ne manque pas de souligner que les villages kabyles ont toujours fonctionné de manière autonome, grâce aux comités de villages. Une deuxième, tout en étant contre, réclame des renforts au profit de la police ou bien le remplacement des brigades par des casernes militaires. À ce propos, il est utile de noter que l'image de l'ANP est restée intacte dans le mental et l'affect kabyles, d'un côté, en raison du fait que l'armée n'a jamais été mêlée à des opérations de maintien de l'ordre, donc de contact direct avec la population. De l'autre, en raison sans doute de son caractère populaire. Rappelons que 80% de ses effectifs sont des appelés. Enfin, la troisième catégorie est favorable à un retour pur et simple des brigades, arguant que les gendarmes sont à présent avertis, et qu'ils vont sans doute tirer leçon du Printemps noir. Laissez faire, laissez casser… Comme nous le disions plus haut, les responsables de la sécurité se gardent d'entrer dans les “considérations politiques”, résumant la “question kabyle” à une simple opération de maintien de l'ordre. Pourtant, même sur ce plan, force est de relever une certaine “frilosité” de la part des brigades antiémeutes, et l'on réfléchit désormais à deux fois avant d'aller affronter des émeutiers en furie. Nous avons pu constater cette attitude lors de l'élection du 8 avril : la ville de Tizi Ouzou était peu quadrillée, et quand les frondeurs des Genêts avaient essayé de “faire de l'ambiance”, ils n'avaient trouvé nul CRS pour leur donner la réplique. Le 14 juillet dernier, au village l'Etoile, à 5 km avant Tazmalt, des mioches avaient barré la route pour chasser des locataires “arabes” d'une cité fraîchement inaugurée, et la gendarmerie de Tazmalt n'avait pas jugé utile d'intervenir. “Laissez faire, laissez casser”, tel semble être le dernier slogan en date… Pour résumer la fable kabyle, au commencement était la répression. Après, il y a eu la trêve, les cafés folkloriques durant les pauses-émeutes, ensuite l'accalmie, l'apaisement. Bref, la pacification. Maintenant, reste la bataille de la coopération et elle est loin d'être gagnée… M. B.