Annie Fiorio-Steiner, l'enfant rebelle de Hadjout, était agent de liaison pendant la Révolution. Aujourd'hui, à l'âge de 86 ans, elle pose un regard serein sur ces années passées et les turbulences vécues. Est-elle déçue ? "Jamais", dit-elle, car la Révolution est un cadeau délicat et il faut se battre pour le préserver. Liberté : Madame Steiner, qu'évoque pour vous le 1er Novembre 1954 ? Annie Fiorio-Steiner : Pour moi, c'est la plus grande fête. C'est la fête du peuple, tous âges confondus. Evoquer le 1er novembre 54, c'est se rappeler les chouhada qui ont donné leur vie pour que nous soyons indépendants. C'étaient des hommes et des femmes, pour la plupart analphabètes, mais ils avaient de grands dirigeants qui sont tous morts. C'est toujours vers ces chouhada que je me tourne, parce qu'ils étaient les plus grands. Voilà pourquoi je dis que le 1er novembre est d'abord la fête des chouhada, ensuite de tous ceux qui ont participé à la Révolution. C'est, en quelque sorte, la fête de tout le peuple, y compris des enfants... Il y a eu des enfants étonnants pendant la Révolution dont on ne parle pas. Tout le monde connaît le petit Omar, un véritable agent de liaison, mais il y en a eu d'autres. Comment une ex-pied-noire comme vous a-t-elle épousé la cause nationale ? Chaque pied-noir a eu ses raisons, ses motivations, son parcours et a milité à sa manière. La communauté pied-noire, qui a participé à la Révolution, n'était pas un bloc monolithique. Elle était faible numériquement, mais on peut dire qu'il y avait beaucoup de communistes. Les motifs d'adhésion étaient très variés. Ce n'est pas juste de mettre tout le monde dans le même cadre. Personnellement, j'ai rejoint la Révolution dans un "cadre" de rejet de l'injustice, d'autres l'ont fait pour d'autres raisons. C'est en prison que j'ai pris conscience de ce que vivaient les Algériens. En écoutant les "sœurs" parler de leurs familles et d'elles, je me suis intégrée petit à petit. Soixante ans après novembre 54, la Révolution a-t-elle atteint ses objectifs, est-elle inachevée ? La Révolution n'est jamais achevée. Jamais ! C'est un cadeau qui est délicat, il faut donc toujours faire attention.
Etes-vous déçue ou amère aujourd'hui ? Jamais ! La Révolution continue toujours, il faut qu'elle continue sous des formes différentes. Ce n'est jamais acquis, il faut toujours lutter. Une grande partie de la jeunesse ne connaît pas l'histoire de cette Révolution. Que pensez-vous de tout cela ? Quand je me rends dans les villages ou à l'intérieur du pays, des jeunes me disent : "On ne savait pas." C'est notre faute, on ne les a pas assez tenus au courant. Bien sûr, cela fait mal de voir que la jeunesse ne connaît pas son histoire. Mais ils veulent savoir et c'est bien. Il faut leur parler ! Mme Steiner, qui est cet amour qui vous tient encore debout ? Ce sont tous ces gens qui sont restés en Algérie, qui me disent de prier le bon Dieu pour eux et qui veulent connaître leur histoire. Dans mon quartier, des gens m'embrassent ou me manifestent leur affection, lorsqu'ils me voient... C'est cela qui me tient debout. On a eu un peuple merveilleux et on a toujours ce socle de gens courageux, de gens rebelles, et cela me donne de la force. Notre peuple a traversé beaucoup d'étapes terribles. On a vécu une guerre d'indépendance, qui a fait beaucoup de morts... Vous savez, l'Algérie était une colonie de peuplement, avec pour voisins deux protectorats. Contrairement au Maroc et à la Tunisie, qui avaient une classe moyenne, l'Algérie n'avait rien. Après cette guerre inhumaine, on a démarré quelques années, puis sont apparus les islamistes et on s'est vidés de notre classe moyenne, qui est partie à l'étranger. La classe moyenne est importante dans un pays ! On a essayé de reconstruire cette classe moyenne, mais j'ai l'impression qu'on fait tout pour la faire partir. D'ailleurs, l'expression populaire "Rani m'digouti" (je suis dégoûté) traduit bien cela... Mais, comme je dis toujours : il y a des gens merveilleux, tous ceux qui luttent encore, qui créent dans tous les arts... Il reste encore des gens qui aiment leur pays profondément. Je les en remercie... C'est terrible ce qui nous arrive, mais la Révolution continue. Elle n'est jamais finie ! Bio express Annie-Virginie-Blanche Fiorio est née le 7 février 1928 à Hadjout (ex-Marengo), dans la wilaya de Tipasa. Elle est mère de deux filles : Edith, 58 ans, et Ida, 56 ans, décédée récemment. En novembre 1954, Annie Steiner travaille aux Centres sociaux d'Alger ; elle ne milite dans aucun parti politique ni association. Pourtant, elle applaudit pour l'Algérie algérienne et veut s'engager au FLN. Elle deviendra agent de liaison du Front et se distinguera pour son engagement patriotique pour l'indépendance de l'Algérie, à travers ses activités à Alger. Arrêtée le 15 octobre 1956, elle est condamnée en mars 1957 par le tribunal des forces armées d'Alger, à cinq ans de réclusion. Incarcérée dans six prisons, à commencer par la prison de Barberousse (Serkadji), elle a été libérée en 1961. A l'indépendance, elle opte pour la nationalité algérienne. Annie Steiner n'a jamais quitté son pays de toujours, où elle réside encore.