Analyste indépendant et observateur avisé de la scène politique tunisienne, Selim Kharrat évoque dans cet entretien les enjeux liés à la présidentielle d'aujourd'hui en Tunisie. Liberté : Le scrutin d'aujourd'hui apparaît comme un rendez-vous historique pour la Tunisie. Comment se présente cette élection ? Selim Kharrat : Je pense que l'enjeu principal de cette élection est la formation du futur gouvernement ou de la future coalition gouvernante, dans la mesure où le parti Nida Tounès, qui avait remporté la majorité des sièges lors des législatives d'octobre dernier, 86 sièges sur 217, avait annoncé qu'il allait entamer des discussions avec les autres partis politiques en vue de la formation d'une coalition après les résultats de la présidentielle. Ce parti a présenté un candidat qui est Béji Caïd Essebsi (BCE) et qui est donné favori par les sondages et les observateurs. Je pense qu'il attend pour confirmer ce succès lors de la présidentielle pour avoir toutes les cartes en main en perspective des prochains pourparlers avec les autres partis. Comment expliquez-vous, justement, le succès de BCE lors des législatives, alors que certains accusent son parti de renfermer d'anciens caciques du régime de Ben Ali ? Il y a plusieurs éléments qui expliquent ce succès-là : d'abord, il y a le bilan très contesté de la troïka gouvernante. À commencer par le bilan des islamistes d'Ennahdha. Donc, il y a eu un véritable vote sanction des Tunisiens lors des élections législatives, lesquels voulaient faire passer un message fort à ces partis-là, en les sanctionnant, en quelque sorte. Mais le parti islamiste s'en sort plutôt bien avec 69 sièges, ce qui fait 20 sièges de moins que lors des élections d'octobre 2011. Il s'en sort plutôt bien, comparé à ses deux autres alliés qui sont le Congrès pour le République (CPR) de Moncef Marzouki (4 sièges), et puis le parti Attakatol de Mustapha Benjaffar, président sortant de l'Assemblée constituante qui n'a remporté aucun siège. Ensuite, le contexte. Depuis maintenant plus d'un an et demi, voire deux ans, il est favorable à l'émergence d'un parti comme Nida Tounès qui constitue, pour les Tunisiens, une alternative. Il y a, enfin, le discours sur lequel se sont basés BCE et son parti, le discours électoral lors de la campagne basé sur la peur que la Tunisie continue à sombrer, qu'elle risque de tomber une nouvelle fois entre les mains des islamistes, que la situation économique ne s'améliore pas. Et puis, ce parti s'est présenté comme renfermant en son sein pas mal de compétences, des gens expérimentés qui connaissent les rouages de l'Etat et capables d'apporter des solutions à tous les problèmes qui se posent à la Tunisie. C'est donc un gage de stabilité... C'est un peu ça. Oui, absolument. En tout cas, il s'est montré plus rassurant que les autres partis. Comment expliquez-vous l'attitude d'Ennahdha. Ne s'agit-il pas d'un soutien indirect à Marzouki ? Les islamistes d'Ennahdha ont pris le soin de ne pas se "compromettre" et de laisser la porte ouverte aux négociations, en ne soutenant aucun candidat. Ils l'ont rappelé à deux reprises lors des deux conférences de presse qu'ils ont organisées pour annoncer cela. Mais il y a des observateurs qui disent que, malgré tout, il y a une partie de la base d'Ennahdha qui a soutenu Marzouki pendant sa campagne. Ce n'est pas un soutien officiel, du leadership d'Ennahdha, mais c'est probablement un soutien effectivement de la base militante du parti. Quels sont les défis prioritaires pour la Tunisie dans l'immédiat, au plan interne et régional ? Il y a très certainement plusieurs défis difficiles à relever d'ordre socioéconomique. Il faut savoir que durant ces trois dernières années, les débats ont tourné autour de l'établissement des nouvelles institutions et la Constitution, des débats purement d'ordre politique qui ont fait de l'ombre au reste des problèmes que vit la Tunisie et qui sont d'ordre économique. Et la révolution, faut-il le rappeler, s'est déclenchée sur la base de ces causes-là. Je pense que le Parlement qui a un mandat de cinq ans va avoir un focus sur ces problématiques-là. L'autre défi est de stabiliser les nouvelles institutions et de mettre en place d'autres prévues par la Constitution, comme par exemple la Cour constitutionnelle ou encore quelques instances prévues et qu'il va falloir mettre en œuvre. Et puis, il y a, bien sûr, sur un plan régional, le défi sécuritaire, la Tunisie a à subir des attaques terroristes régulières, notamment au niveau des frontières avec l'Algérie. Il y a également la frontière avec la Libye qui pose un certain nombre de problèmes. Peut-on dire que cette élection couronne la transition en Tunisie, qu'elle a réussi au regard de ce qui s'est passé en Libye ou en Syrie par exemple ? Lorsqu'on regarde la situation en Libye, en Egypte ou en Syrie, l'on est tenté de dire que la Tunisie a réussi, mais je pense qu'il est trop tôt et prématuré pour le dire. Disons qu'on est sur le bon chemin et, jusque-là, on a su plutôt bien s'en sortir grâce à notre classe politique qui a préféré dialoguer autour d'une table au lieu de s'affronter dans la rue, mais il y a encore pas mal de défis. Rien n'est acquis. Il y a toujours des risques d'un retour à des formes d'autoritarisme. La Tunisie n'a pas achevé son processus démocratique. On est au début de cet achèvement-là. Et je pense qu'il faudra attendre dix à quinze ans pour se prononcer sur cette réussite.