La Tunisie vivra aujourd'hui au rythme de la première élection présidentielle libre de son histoire. 22 candidats sont toujours en lice pour le palais de Carthage, cinq autres se sont retirés. Quels sont les enjeux de ce scrutin ? Tunis de notre envoyé spécial Au-delà des évaluations des différents candidats au scrutin présidentiel et de leurs programmes électoraux, nul ne peut ignorer le fait que la Tunisie vit aujourd'hui un moment historique inoubliable, jamais vécu auparavant. Les Tunisiens vont, en effet, choisir de manière libre et démocratique leur président de la République parmi plus de 20 candidats. Les élections sous Bourguiba et Ben Ali étaient des simulacres de scrutins, où tout était manipulé. Donc la tenue des élections, sous l'autorité d'une instance indépendante et en présence de près de 50 000 observateurs, constitue déjà une grande victoire pour le processus de transition, en comparaison avec les anciennes élections traficotées dans les bureaux du ministère de l'Intérieur, comme ce fut le cas en 2009. Ce succès évident en matière de transition démocratique ne veut nullement dire que tout baigne dans l'huile en Tunisie. Loin de là, le pays souffre énormément sur le plan socioéconomique et la désillusion a déjà pris la place de l'espoir, près de quatre ans après le départ du dictateur déchu, un certain 14 janvier 2011. Il faut reconnaitre que la majorité des vœux exprimés par la population, après la chute de Ben Ali, n'ont pas été exaucés. En d'autres termes, la quasi-majorité des promesses faites par les gouvernants ayant succédé à Ben Ali n'ont pas été tenues. Un tel phénomène ne saurait qu'avoir de l'impact à la veille de ce scrutin, qui a pris de l'ampleur, malgré les attributions réduites du président de la République en vertu de la Constitution du 27 janvier 2014. Symbolique Selon le politologue Néji Jalloul, la portée de ce scrutin dépend de l'angle à partir duquel l'analyse est faite. «Il ne faut surtout pas ignorer que la Tunisie a une tradition de régime présidentiel, ancrée depuis l'ère Bourguiba. Donc, aux yeux des citoyens, le poste de président de la République garde entièrement son importance, en dépit des compétences amoindries de la fonction dans le nouveau système politique», explique l'universitaire. Et d'ajouter que la tenue de ce scrutin, juste après les élections législatives, donne lieu à des considérations différentes que l'on soit du côté des vainqueurs ou des vaincus. «Ainsi, du côté de Nidaa Tounes et son candidat, Béji Caïd Essebsi, il y a une recherche évidente de confirmation de la primauté obtenue lors du scrutin du 26 octobre, surtout que BCE est régulièrement donné en tête des sondages pour la présidentielle depuis plus d'une année», souligne Néji Jalloul. «En visant une victoire dans ce scrutin, Nidaa Tounes veut ancrer définitivement la Tunisie dans le camp moderniste. Une deuxième défaite consécutive des conservateurs scelle le sort des islamistes pour une décennie, au moins», précise l'universitaire. Sur l'autre bord, celui de l'ancienne troïka, c'est le président-candidat Moncef Marzouki qui essaie de jouer le fer de lance. Et ce n'est pas un hasard si les bases islamistes d'Ennahdha, défait lors du scrutin législatif, soutiennent sa candidature ; elles essaient, en effet, de prendre leur revanche. Leur direction politique ne peut leur interdire un tel vœu pieux, même si le porte-parole d'Ennahdha, Zied Ladhari, ne cesse de jurer par tous les saints que les islamistes ne soutiennent aucun candidat. Plusieurs observateurs crient certes au double langage. Mais manipulation ou pas, ce n'est point un problème. Sur le terrain, les structures de base d'Ennahdha s'activent ouvertement en faveur de Marzouki, nonobstant la neutralité proclamée par la direction du mouvement islamiste. Les nahdhaouis essaient de prendre leur revanche sur le terrain, en exploitant la dispersion des voix dans le camp républicain entre Béji Caïd Essebsi, Hamma Hammami, ou encore Kamel Morjane et Mondher Zenaïdi.«L'objectif politique des islamistes, en espérant reconduire Marzouki à Carthage, c'est de créer de la discordance entre le gouvernement et la présidence de la République, afin d'affaiblir la prochaine gouvernance de Nidaa Tounes», estime le politologue Slaheddine Jourchi. Nouvelles tendances ? Les élections législatives ont constitué un essai grandeur nature, traduisant les rapports de forces politiques à travers les régions en Tunisie. «Nidaa Tounes a obtenu plus de 50% des sièges en compétition sur toutes les circonscriptions du Nord (Jendouba, Béjà, Bizerte), Grand-Tunis, Cap Bon et Sahel (Sousse, Monastir et Mahdia). Par contre, Ennahdha a dominé dans les trois circonscriptions du Sud : Gabès, Médenine et Tataouine. Les sièges de Sfax, Kairouan et Gafsa ont été équitablement distribués entre Nidaa Tounes et Ennahdha», observe l'universitaire Samir Taïeb, secrétaire général du parti Al Massar, ancien membre de l'ANC et candidat malheureux des dernières législatives. Samir Taïeb attire toutefois l'attention sur le fait que Nidaa Tounes a obtenu 1 279 941 voix pour cumuler ses 86 sièges, soit 14 883 voix par siège, alors qu'Ennahdha n'a totalisé que 947 034 voix pour ses 69 sièges, soit 13 725 voix par siège. Cette différence de ratios trouve son origine dans le fait qu'Ennahdha a gagné une bonne partie de ses sièges dans des zones bénéficiant de la discrimination positive en matière de représentation à la Chambre des représentants du peuple. «Cette discrimination positive n'est pas de rigueur pour les élections présidentielles, ce qui risquerait de servir Béji Caïd Essebsi, présent dans les zones à haute densité citoyenne», souligne l'ancienne membre de l'Assemblée constituante, représentant Al Massar, la réalisatrice de cinéma Selma Baccar. La concurrence entre Béji Caïd Essebsi et Moncef Marzouki, c'est aussi la traduction d'une lutte à distance entre deux lobbies internationaux : l'axe Doha-Ankara qui soutient les Frères musulmans et l'axe Emirats-Algérie-Egypte plutôt proche des libéraux, comme c'est le cas en Libye. Le leader d'Ennahdha, Rached Ghannouchi, a beau chercher à mieux présenter le produit islamiste «démocratique», son échec aux législatives remet tout en question. Aujourd'hui, c'est Nidaa Tounes et Béji Caïd Essebsi qui ont le vent en poupe, comme l'indiquent les réussites éclatantes des derniers meetings électoraux de Béji à Tunis, Kasserine et Sfax, où il est parvenu à réunir plusieurs milliers de personnes. Cette poussée du candidat de Nidaa Tounes peut-elle l'installer au palais de Carthage dès ce soir ? That's the question.