"C'est un cri d'alarme que je lance : assumons nos responsabilités, que l'armée assume les siennes. Si nous n'agissons pas, les jeunes vont déborder, intervenir et les étrangers vont intervenir aussi." "Il faut que l'armée joue son rôle. On ne lui demande pas d'intervenir, mais de demander aux autres institutions de respecter la Constitution. Si on tergiverse, si l'opposition n'élève pas le niveau de son combat sur le terrain, si la presse n'explique pas la situation critique, d'ébullition, dans laquelle le pays est plongé, l'explosion n'est pas à exclure." Du haut de ses 93 balais, bon pied, bon œil, Ali Yahia Abdennour, infatigable défenseur des droits de l'Homme, est inquiet de la situation du pays et le fait savoir. Invité, hier, du Forum de Liberté à l'occasion de la célébration de la Déclaration universelle des droits de l'Homme, le président d'honneur de la Ligue algérienne de défense des droits de l'Homme (Laddh) dont il est aussi l'un des fondateurs, qui vient de rentrer du Canada où "l'élite est inquiète aussi de la situation de notre pays, a lancé un véritable cri d'alarme à l'adresse de la société civile, de l'opposition regroupée au sein de la Coordination nationale pour les libertés et la transition démocratique (CNLTD) et à l'Armée nationale populaire qui devraient, selon lui, "agir" et prendre "leurs responsabilités". "C'est un cri d'alarme que je lance : assumons nos responsabilités, que l'armée assume les siennes. Si nous n'agissons pas, les jeunes vont déborder, intervenir et les étrangers vont intervenir aussi." Cet appel à l'action, venant d'un homme qui, sa vie durant, a lutté pour la dignité humaine, a défendu la cause démocratique, est d'autant justifié, selon lui, car "la situation est critique" et le "pouvoir est dans une mauvaise posture, dans une situation désespérée". "Si l'opposition ne fait pas son travail, les jeunes vont se rebeller. Nous sommes dans une situation critique. Et il faut agir. Si on agit, le pouvoir partira. On ne demande pas à l'armée de faire un coup d'Etat, mais de protéger le peuple", dit-il. Galerie photos Selon Ali Yahia Abdennour, l'Instance de suivi et de coordination de l'opposition (Isco), "une opposition forte qui veut un changement de système", qui regroupe des partis de diverses obédiences et le pôle des forces du changement sont appelés à "élever le niveau de combat", "maintenir la pression sur le pouvoir" et "investir" la rue. "L'instance doit continuer à faire pression, il faut sortir dans la rue pacifiquement et agir pour éviter qu'un changement dans la violence ne survienne." "Il faut sortir dans la rue, tout en prenant des précautions. Et, à mon avis, l'armée ne va pas tirer sur la foule", assure-t-il. Il insiste sur le caractère pacifique car, selon lui, "lorsqu'une violence échoue, elle renforce le pouvoir en place". Mais le pouvoir est-il disposé à dialoguer ? "Il n'acceptera jamais une opposition au pouvoir, il accepte seulement celle du pouvoir. La CNLTD doit aller sur le terrain. En mobilisant la population, elle le fera incliner. Même l'Union européenne n'accepte plus la situation que vit aujourd'hui l'Algérie." A ceux qui lui font observer que la CNLTD renferme en son sein des partis islamistes, hostiles aux libertés, le membre fondateur de la Laddh rappelle que ces partis s'inscrivent dans le cadre tracé qui est "la justice, la démocratie et la liberté", même s'il n'ignore rien de "l'existence chez eux, peut-être, de l'arrière-pensée que la démocratie leur permettrait d'arriver au pouvoir". "La situation algérienne a évolué", dit-il. Que pense Me Ali Yahia de la démarche du FFS ? S'il rend un hommage appuyé à son chef historique et charismatique, Hocine Aït Ahmed qui a laissé "son empreinte dans le parti", il ne se montre pas tendre avec la direction actuelle et sa démarche. "Le FFS est une opposition du pouvoir", ironise-t-il. Il rappelle dans ce contexte le rôle joué par ce parti lors des manifestations de 2011, organisées par la CNCD dans la foulée des révoltes arabes. Mainmise de Bouteflika sur l'armée Réputé pour n'avoir pas la langue dans sa poche, Ali Yahia n'a pas lésiné sur les mots pour qualifier le règne de Bouteflika dont l'échec, selon lui, est total. "L'Algérie vit une crise multidimensionnelle et le problème de l'Algérie vient de ses dirigeants." "C'est une dictature qui dépasse celle de la Corée du Nord, une dictature qui se rapproche du règne des Pharaons. Le bilan de Bouteflika est un échec total. Jusque-là les Etats-Unis et l'Europe ont soutenu l'Algérie, mais aujourd'hui ils savent que ça ne peut plus continuer comme ça", soutient-il. "Il n'y a pas d'élections libres en Algérie, pas de séparation des pouvoirs, ni d'Etat de droit. Les pactes internationaux ne sont pas respectés et les droits de l'Homme n'existent pas. On est revenu au système colonial, des Algériens riches qui s'enrichissent davantage et des Algériens qui s'appauvrissent de plus en plus." Evoquant l'article 88 dont l'application a été réclamée en vain par une partie de l'opposition, Ali Yahia Abdennour, à l'inverse de certains juristes, estime qu'il stipule clairement qu'"il y a un empêchement provisoire de 45 jours, mais si ça dépasse cette durée, l'empêchement est définitif". "Bouteflika, qui est absent, viole la Constitution", assène-t-il. Sur l'institution militaire dont le rôle central dans la décision politique est de notoriété publique, Me Ali Yahia Abdennour affirme que celle-ci est sous la mainmise de Bouteflika depuis l'arrivée aux commandes du général-major de corps d'armées, Gaïd Salah. "Gaïd Salah est le chef des armées et vice-ministre de la Défense nationale. Donc, il cumule deux fonctions dont une est politique en ce sens qu'il applique la politique du gouvernement et celle du ministre de la Défense qui est le président de la République. Il y a donc une contradiction. Bouteflika a réussi à avoir la mainmise sur l'armée quand Gaïd Salah est arrivé aux commandes. Cette mainmise s'est traduite, quelquefois, par la mise à la retraite de jeunes officiers car ils ne sont pas d'accord avec ce qui se fait. Par souci de neutralité, Gaïd Salah doit abandonner une des deux fonctions qu'il assume", dit-il. Mais qui décide en Algérie ? Une interrogation soulevée déjà par les parlementaires européens en recevant, il y a quelques jours, une délégation de journalistes algériens à Bruxelles. "L'armée décide encore", soutient Ali Yahia qui ironise autour des changements opérés au sein des services de renseignement. "Le DRS a été dépouillé de trois habits (transfert de trois structures, rattachées désormais à l'état-major de l'Armée). Ils sont enfilés par Gaïd Salah et il étouffe." C'est dire qu'à près de 94 ans, Me Ali Yahia ne manque pas d'humour. Interrogé par ailleurs sur les déclarations de Me Farouk Ksentini à propos de la peine de mort (après avoir réclamé son abolition, le président de la CNCPPDH s'est rétracté, une concession faite aux islamistes, selon certains), Me Ali Yahia n'a pas fait dans la diplomatie : "Farouk Ksentini est un chargé de l'administration devant les droits de l'Homme. Un militant des droits de l'Homme doit dénoncer la dictature." K. K.