Comme souvent en Algérie, beaucoup d'intervenants traitent de l'histoire récente de notre pays en ignorant totalement les documents historiques datés, signés et archivés. Pis encore, certaines personnes, pour des raisons familiales, régionalistes ou corporatistes, déforment volontairement les écrits existant de longue date dont certains, qui font autorité, remontent à la période de la Révolution c'est-à-dire de 1954 à 1962. Que dire alors d'une autorité judiciaire qui n'a pas hésité à ouvrir une information contre Saïd Sadi dont le seul tort est d'avoir produit un livre sur Amirouche dont on oublie trop vite que l'armée coloniale française avait mobilisé toutes ses forces pour le neutraliser parce que considéré comme le fer de lance de la Révolution et probablement le plus grand chef de guerre du côté algérien. L'on peut se demander pourquoi cette autorité judiciaire s'est d'abord autosaisie. Que cache cette procédure ? Comme si d'autres problèmes liés à la corruption n'ont pas gangrené notre pays depuis de nombreuses années. Ne cherche-t-on pas à affaiblir politiquement l'un des rares combattants de la scène politique algérienne ? Faute de le gagner comme figurant du sérail, n'a-t-on pas décidé de le soumettre ou de lui faire payer son esprit d'indépendance et ses combats ? Brandir contre lui l'accusation de diffamation est tout bonnement absurde, voire inquiétant sur la bonne connaissance de nos lois et de notre droit. Tâchons d'y voire un peu plus clair. Commençons par dire que les termes unanimement admis pour définir la diffamation, c'est de porter atteinte à "l'honneur ou à la considération" d'une personne dans l'exercice de sa vie privée. La jurisprudence est constante : il n'y a pas de diffamation lorsque toute personne cherche à évaluer ou à juger, en bien ou en mal, l'action publique d'une autre personne. Le fait, par conséquent pour Saïd Sadi, d'émettre une opinion ou de prononcer un jugement sur la vie politique de Messali, de Ben Bella et de Ali Kafi ne constitue en rien, ni en droit ni en politique, une diffamation au sens juridique du terme. Il est extrêmement grave que la justice algérienne se saisisse du débat sur l'histoire de notre pays. Non seulement ce n'est pas son domaine ni de sa compétence mais plus inacceptable encore, son intrusion dans le débat politique et historique risque de peser lourdement sur l'écriture de notre histoire déjà si handicapée et hypothéquée par tant de difficultés. Y ajouter la menace des tribunaux contre le peu qui s'écrit ne peut avoir que des conséquences aggravantes en décourageant ceux qui tentent, tant bien que mal, de restituer sa mémoire au peuple algérien. Que reste-t-il d'une liberté d'expression sacralisée pourtant par l'article 41 de la Constitution actuelle ? Est-ce que le parquet de Sidi M'hamed y a songé pour inquiéter Saïd Sadi sur des écrits politiques ? J'affirme que Saïd Sadi est venu bien après tant d'autres sur les sujets évoqués et qu'il est même en deçà de ce qui est consigné dans les travaux des historiens et même des autorités officielles de notre pays. Il m'est très facile de donner un bref échantillon, références historiques à l'appui. I- Sur Messali - Lettre du 20 septembre 1955 de Abane (Alger) à Khider (Le Caire) : "Enfin Messali et sa clique jouent la confusion. Il faut à tout prix le dénoncer à la Voix des Arabes. Messali est capable de tout. Il est devenu l'ennemi n° 1 de l'Algérie. Ses amis à Alger sont devenus les auxiliaires de la DST (police des renseignements française) et font la chasse à nos éléments", livre de Mabrouk Belhocine. Le courrier Alger - Le Caire Alger 2000 page 92 -31 mars 1961. Le GPRA réagit et renonce à la rencontre d'Evian. Yazid, ministre de l'Information, lit un communiqué où il est dit : "Après la publication des deux communiqués officiels, la déclaration faite à Oran par le ministre d'Etat français M. Joxe, et concernant une négociation avec des valets du colonialisme (MNA de Messali) remet en cause celle qui doit s'ouvrir le 7 avril à Evian." Récemment (2011), le secrétaire général de l'Organisation nationale des moudjahidine (ONM) adopte la même attitude en affirmant : "Messali est un traître. Les messalistes sont des collaborateurs. Ils ont aidé l'armée coloniale à mater le FLN." Tirer argument, comme le font allégrement certains auteurs, que Messali est en quelque sorte "le père du nationalisme algérien" en remontant à l'Etoile nord-africaine de 1926 ou au PPA/MTLD, son successeur n'efface en rien le double fait historique qu'il n'a pas pris part à la guerre de Libération nationale même après la création du MNA en décembre 1954 et que pis encore, le général Bellounis qu'il avait placé à la tête de quelques maquis éphémères a sombré dans la collaboration avec l'armée coloniale française contre les éléments de l'ALN. Comment peut-on qualifier le passage à l'ennemi ? II- Sur Ben Bella Ce qui est reproché à Ben Bella c'est d'avoir été très tôt pris dans les bras ou dans les filets des services de renseignements égyptiens. Membre de la délégation extérieure du FLN siégeant au Caire après que Boudiaf eut proposé aux trois dirigeants algériens qui vivaient dans la capitale égyptienne, soit Aït Ahmed, Ben Bella et Khider, s'ils acceptaient de représenter la Révolution algérienne qui venait juste d'éclater en Algérie, Ben Bella est devenu pratiquement l'interlocuteur privilégié, préféré des moukhabarate égyptiens. Sûrement pas pour des raison philanthropiques. Il est clair que l'Egypte de Nasser voulait contrôler la Révolution algérienne comme elle a cherché à dominer, à contrôler tous les pays arabes, Palestine comprise hélas jusqu'à aujourd'hui a seule fin de servir ses intérêts de puissance régionale. Très tôt les autres dirigeants algériens ont prévenu contre le danger mortel d'une aliénation ou d'une manipulation à des fins égoïstement nationales de la Révolution algérienne. Je ne citerai que ce bref passage de la plateforme de la Soummam (août 1956) pour souligner combien ce danger était réel et qu'il fallait à tout prix l'éviter. L'Egypte est nommément désignée puisqu'on peut y lire : "Ce manque de hardiesse était déterminé par l'attitude des pays arabes en général et de l'Egypte en particulier. Leur soutien à la lutte du peuple algérien demeurait limité : il était assujetti aux fluctuations de leur diplomatie." Face à la tentative de mainmise égyptienne sur la Révolution algérienne par le biais de Ben Bella, il a été envisagé, un temps, de transférer le siège de la délégation extérieure du FLN du Caire à Baghdad. Quelle meilleure illustration historique de cette collusion que de rappeler que le premier président invité à visiter l'Algérie juste après son indépendance ce ne fut ni Bourguiba de Tunisie, ni le roi du Maroc, ni celui de Libye, mais bien Gamal Abdenasser d'Egypte. III- Sur Ali Kafi Je ne suis pas le seul à avoir rapporté dans mes quatre livres sur Abane Ramdane l'amer souvenir que Ali Kafi garde du Congrès de la Soummam. Même Zighoud Youcef, pourtant calme et sage, a eu du mal à contenir les vociférations de son trop remuant adjoint. En deux mots : Ali Kafi n'a pas été membre du congrès. Il ne pouvait pas l'être d'ailleurs car dès le départ, pour des raisons de sécurité rigoureuses, les cinq zones de combat (wilaya par la suite) ne pouvaient être représentées que par deux délégués seulement. Ce n'est pas la faute aux "Kabyles" ni, bien sûr, celle de Abane, si Zighoud Youcef avait choisi Bentobbal comme deuxième délégué du Nord constantinois qui se trouve avoir été la seule zone à être présente avec deux délégués. Même la Kabylie où se tenait pourtant le congrès, n'a compté qu'un seul délégué en la personne de son chef d'alors, Krim Belkacem. La dimension imposée à ma contribution m'oblige à conclure sur des sujets palpitants qui sont la propriété inaliénable du peuple algérien de toujours. Pourquoi l'en priver ? Saïd Sadi, comme chaque citoyen de notre pays, est en droit de s'intéresser à l'histoire de notre glorieuse Révolution. Lui dénier ce droit ou y porter atteinte sous quelque forme que ce soit c'est porter atteinte de façon inguérissable à cette propre Révolution. Avons-nous trop d'écrits ou trop de livres sur nous-mêmes ou préferons-nous laisser à d'autres, très respectables, le soin de nous renseigner sur notre histoire ? Puis-je inviter ceux qui nous menacent à méditer cette belle phrase de Fernand Braudel, l'un des plus grands historiens de notre temps sinon le plus grand qui, dans sa Grammaire des civilisations écrit ceci : "Le gros problème, c'est que l'histoire est l'ingrédient sans quoi aucune conscience nationale n'est viable. Et sans conscience, il ne peut y avoir de culture originale, de vraie civilisation." K. M. (*) Auteur des livres sur Abane et Ben M'hidi, ancien ambassadeur