De nombreux avis d'experts algériens et étrangers viennent démentir tous les jours la thèse gouvernementale qui affirme que l'exploitation du gaz de schiste ne présente aucun danger. Cependant, l'abondante disponibilité des informations et des analyses, les nombreuses études, les prises de positions de nombreux états, de sommités scientifiques et d'experts, les débats rapportés par les réseaux sociaux et autres moyens d'information électroniques donnent aux citoyens les moyens d'apprécier tous les aspects des politiques publiques menées, y compris ce qui leur est caché. Ils contribuent puissamment à l'éveil des consciences. La question du gaz de schiste est emblématique de cet éveil, comme en témoignent les réactions des populations qui se mobilisent, non pour défendre des intérêts catégoriels, mais les intérêts à long terme de la nation. Cette question revêt donc un sens éminemment politique. Le problème de fonds Il convient donc d'aborder le problème du gaz de schiste sous un prisme plus large que celui, purement technique, dans lequel les autorités, très maladroitement, cherchent à l'enfermer. L'Algérie n'a pas un problème d'approvisionnement en énergie, comme les USA ou l'Europe, qui pourrait conférer au gaz de schiste une place centrale parmi ses préoccupations. Son problème est qu'elle n'exporte rien d'autre que son pétrole et son gaz, qui font vivre tout le pays, d'où l'exploitation effrénée des gisements à laquelle nous assistons, qui ne fait que retarder le moment où il faudra s'attaquer aux vraies difficultés. Il y a un peu plus d'un an, lors d'un meeting à El-Goléa, au commencement de la campagne électorale pour la présidentielle, j'expliquais que l'exploitation du gaz de schiste comportait un grand risque de pollution pour les nappes albiennes du Sahara. Ces nappes, disais-je, sont un vrai trésor à protéger, car mieux que le pétrole et le gaz, elles sont à même de nous prémunir des effets néfastes du changement climatique, l'augmentation du stress hydrique et la réduction des surfaces agricoles pouvant entraîner des famines éventuelles. Polluer ces réserves revient à commettre un crime semblable à un empoisonnement de puits. Le débat s'est amplifié depuis, le peuple découvrant le cynisme ou l'inconséquence du gouvernement, qui a non seulement caché au peuple que la décision d'exploiter le gaz de schiste a été prise il y a déjà plusieurs années, mais qui refuse, une fois démasqué, de faire la seule chose qui soit raisonnable : entamer le dialogue avec les populations du Sud légitimement inquiètes et traumatisées par les radiations provoquées par les explosions atomiques françaises de 1960. Le gouvernement ne voit dans la contestation grandissante des populations qu'un vulgaire trouble à l'ordre public, qu'il faut réprimer sans état d'âme. Mauvais calcul, car ce refus de dialoguer ne fait qu'alimenter les rumeurs sur des contrats passés avec des multinationales, contrats qu'il faut honorer coûte que coûte. L'exploration comme l'exploitation du gaz de schiste doivent être rejetées. Non seulement en vertu du principe de précaution (dangers environnementaux non maîtrisés au vu des technologies actuelles), mais aussi pour sortir de la dépendance excessive vis-à-vis des hydrocarbures conventionnels. Il faut diversifier notre économie et nos sources d'énergie. Le Sahara nous offre justement la plus grande et la plus inépuisable d'entre elles, l'énergie solaire. L'alternative au pétrole et au gaz conventionnels, ce n'est pas le gaz de schiste, c'est le soleil ! Alors que le gaz de schiste pollue les nappes d'eau souterraines et renforce notre dépendance, le soleil les valorise au contraire. Il permet, par l'irrigation de millions d'hectares, d'atteindre à l'autosuffisance alimentaire, voire même d'exporter. Nous avons pris trop de retard en matière de diversification énergétique, contrairement à la tendance observée partout dans le monde. L'idée d'exploiter le gaz de schiste, envers et contre tous, est une sorte de fuite en avant. Une manière pour le pouvoir de rassurer une population rendue inquiète par la baisse des prix du pétrole, de lui faire croire que nous avons une autre source d'énergie, quasi inépuisable. Cette fuite en avant le dispensant d'affronter la dure réalité et de devoir entamer des réformes qui seront la négation de tout ce qu'il a fait depuis 15 ans. Le désastre économique Nous sommes habitués à ce que le gouvernement traite par le mépris tout ce qui vient contester sa gouvernance. Ainsi, son refus obstiné d'ouvrir le champ du dialogue politique ou d'accepter de revoir une politique qui a conduit à la dilapidation de quelque 700 milliards de dollars depuis 1999, chiffre qui atteindra, si rien ne change, le montant astronomique de 1000 milliards de dollars en 2019 ! De quoi financer le développement de tout le continent africain ! Un tel gaspillage de ressources nationales dans une durée aussi courte n'a pas d'équivalent historique. Par comparaison, la Corée du Sud ou la Turquie, pour ne citer que ces pays-là, ont pu faire leur entrée dans le cercle restreint des 20 pays les plus riches, dans un délai guère plus grand, et avec des ressources moindres. Pour se faire une idée de l'importance des ressources gaspillées, qui ne sont pas renouvelables, il faut savoir qu'elles représentent 20 fois les recettes en devises que le pays a encaissées de 1962 à 1999, en un laps de temps deux fois plus long. Il faut aussi réaliser que cette manne, une fois dissipée, ne laissera comme revenus d'exportation que moins d'un milliard de dollars. Un plafond qui n'a jamais été franchi malgré d'innombrables discours démagogiques sur l'après-pétrole. On se flatte d'avoir de meilleures performances que nos voisins maghrébins, mais, sans les hydrocarbures, nous exportons 45 fois moins que le Maroc et la Tunisie (chiffres 2013). Ces deux pays ont multiplié par 10 le montant de leurs exportations en 30 ans, essentiellement des produits manufacturés qui créent de la richesse et des emplois localement, et ce, en l'absence de ce que nous les Algériens considérons comme une chance, à savoir la rente pétrolière et gazière. Lors de la dernière présidentielle, je disais que si nous rations l'échéance de 2014, il y avait toutes les raisons de craindre qu'en 2019 on ne se retrouve en situation de cessation de paiement et de repasser une nouvelle fois par la case FMI. Instruits par l'expérience du passé, nous devrions savoir que ce dernier nous dicterait de nouveaux ajustements micro et macro-économiques, mais cette fois d'une ampleur telle que notre niveau de vie reculerait, non pas de 20 mais de 50 ans. L'arme favorite du FMI est la dévaluation de la monnaie nationale. Un responsable du FMI, de passage à Alger en 1991, m'avouait que c'était le moyen le plus efficace et le plus rapide pour effacer les excédents de pouvoir d'achat accumulés au fil des ans. Une sorte de correction globale du pouvoir d'achat de la nation, qui permet d'éviter aux gouvernements concernés de passer par de difficiles négociations avec les syndicats pour baisser les salaires. Le FMI nous imposera en outre de mettre un terme à la politique de subventions massives (25% du PIB). La probabilité qu'un tel scénario se réalise est élevée. Elle se fonde sur la perpétuation de l'ordre politico-économique actuel, sur un amenuisement quasi certain de la rente pétrolière et sur l'augmentation de la population (15 millions d'habitants, entre 1999 et 2019, dont 4 à 5 millions de plus au terme de l'actuel mandat). Dans ces conditions, les déficits ne peuvent que s'accumuler, imposant de nouveau le retour à l'endettement et aux ajustements structurels imposés de l'extérieur. Mais les solutions préconisées par le FMI se révéleront cette fois-ci d'une nocivité qui éclipseront les bénéfices macroéconomiques escomptés, contrairement au rééchelonnement de 1994. L'ampleur des ajustements auxquels nous serons soumis créera des tensions sociales insupportables, pour un peuple habitué à vivre sous perfusion. Il y a même à craindre que les forces centrifuges, qui sont déjà à l'œuvre depuis de nombreuses années, ne se déchaînent, à la faveur de ces tensions sociales, et ne menacent l'unité du pays. L'expérience des années 1987-1994 doit, à cet égard, nous servir de leçon. Le FMI nous avait imposé une dévaluation de 400% entre 1994 et 1997, conduisant à la liquidation de 1000 entreprises publiques locales et des centaines d'entreprises nationales, avec comme corollaires le licenciement de centaines de milliers de travailleurs et la disparition de la classe moyenne. La solution de fond : une révolution globale Pour espérer redresser la situation, il faudrait plus que de simples réformes économiques, une révolution qui n'épargnera aucun secteur. Le premier chantier concernera les réformes politiques et institutionnelles, qui devront tendre à réduire les pouvoirs de l'Exécutif, donner plus de pouvoir aux assemblées élues et assurer l'indépendance de la justice. Elles devront aussi élargir l'espace d'expression des libertés individuelles et collectives. Sans ces réformes, tout progrès sera entravé. L'autre grand chantier est une vaste réforme monétaire et fiscale. Sa finalité est d'encourager le travail honnête et productif et de produire plus de justice sociale. Cette réforme est le cœur et le poumon qui irrigueront en monnaie saine tout le tissu économique du pays. Alors seront rendues possibles les autres réformes à caractère sectoriel. Elles viseront tous les secteurs : l'agriculture, l'industrie, l'environnement, l'urbanisme, l'éducation, la culture, etc. Tout est donc à réformer, mais selon un plan et une démarche cohérents, assis sur un pouvoir renouvelé et légitime. Pour autant, il ne faut pas se faire d'illusions, ces réformes devront s'étaler sur une longue durée (15 à 20 ans, soit durant trois ou quatre mandats présidentiels). Elles nécessiteront des mesures d'ajustements économiques qui seront toutefois acceptées si elles sont équitablement partagées et si elles sont portées par une vision et une ambition. De nombreux pays nous ont montré la voie, et il n'est pas déraisonnable de penser qu'au prix de réformes bien pensées dans notre façon de travailler et de vivre ensemble, il est possible d'accéder au rang d'une nation prospère. Il s'agit de mobiliser les nouvelles générations en leur permettant de participer réellement à la construction de leur pays et d'en tirer les meilleurs résultats au profit de tous. En plus de leur durée, les réformes que je viens d'évoquer seront coûteuses. C'est pourquoi nous devons veiller à la préservation, coûte que coûte, des moyens financiers non encore dilapidés. Dans cet esprit, les 200 milliards de dollars comptabilisés comme réserves de change doivent être l'objet de notre attention quotidienne. Ils seront notre bouclier contre les pressions extérieures. Il faut donc tout faire pour empêcher le gouvernement d'utiliser ces réserves dans l'achat d'une paix sociale incertaine. La poursuite de cette funeste politique nous conduirait tout droit à la perte de souveraineté et au chaos social, si souvent utilisé comme prétexte à des interventions étrangères. Le redressement à accomplir est une œuvre gigantesque qui implique de compter d'abord sur nos propres ressources. Le recours à l'endettement extérieur sera limité et ne sera envisagé que comme appoint. Il ne faut cependant pas diaboliser l'endettement extérieur, ainsi que le régime le fait depuis 1999. Cette diabolisation peut s'expliquer par une mauvaise compréhension des phénomènes économiques. Mais elle pouvait aussi cacher d'autres desseins. Tous les économistes le savent, l'endettement n'est pas mauvais en soi. Il doit juste être limité à la capacité de remboursement de l'emprunteur et viser à financer des investissements productifs qui généreront les ressources pour rembourser les montants empruntés. L'endettement peut viser aussi le financement d'infrastructures socialement utiles. Dans ce cas-là, on recherchera un mode de financement adapté, en durée et en coût, notamment. Il permet ainsi d'élargir les capacités de financement et d'investissement du pays, au-delà des ressources en cash à disposition. Il aide aussi à apprécier l'opportunité d'un investissement et sa rentabilité. Il aide enfin, grâce aux conditions posées par les prêteurs, à prévenir la corruption et la gabegie qui accompagnent traditionnellement les investissements financés cash sur concours budgétaires. Ainsi en est-il la réalisation de l'autoroute Est-Ouest qui a coûté, selon des estimations crédibles, 3 fois son coût initial par défaut d'un audit rigoureux. Un financement par l'endettement introduit des règles d'adjudication transparentes, à la place du gré à gré et des consultations restreintes. L'insistance à rembourser une dette extérieure, somme toute modeste (une vingtaine de milliards de dollars environ), et le refus de tout endettement extérieur nouveau se prêtent à une lecture forcément non économique et deviennent suspects. En résumé Au lieu de vouloir développer une économie de la peur, entachée par des incertitudes graves, il serait plus judicieux d'utiliser les énormes richesses connues, à commencer par une formidable jeunesse avide de réussir. La prise en charge par les Algériens de leur destin, à travers une démocratie authentique, permettrait de leur redonner de l'espoir et les engager dans la voie du renouveau. Le recours à la violence et à l'instrumentalisation des valeurs religieuses n'est que la traduction de la stagnation et du désespoir. A. B. Ancien ministre délégué au Budget