Cinq ans après le déclenchement de l'affaire, le procès Sonatrach 1 s'ouvre aujourd'hui au tribunal criminel près la cour d'Alger avec la forte probabilité de son report à une date ultérieure. Voilà ce à quoi a abouti l'enquête judiciaire contenue dans un arrêt de renvoi dont le procès ne sortira en aucun cas. Le dossier judiciaire Sonatrach 1 pèse lourd. Près de 300 pages, mais il ne contient pas un mot au sujet de l'ex-ministre de l'Energie, Chakib Khelil. La justice ne l'a pas auditionné, en dépit des nombreuses requêtes de la défense. L'affaire tourne autour de trois transactions qualifiées par l'enquête judiciaire de douteuses. Ce sont des marchés de gré à gré accordés à la société italienne Saipem Contracting pour la réalisation du lot 3 du gazoduc GK3, au bureau d'études CAD pour le réaménagement du siège de Ghermoul, et à l'entreprise allemande Contel-Funkwerk pour l'équipement de 123 infrastructures de Sonatrach en matériel de télésurveillance et de système anti-intrusion. Au banc des accusés, l'ex-P-DG de Sonatrach, Mohamed Meziane, ses deux fils, dix cadres dirigeants de l'entreprise dont quatre vice-présidents, l'ancien P-DG du CPA, Maghaoui, le patron de Contel Algérie, et la directrice du bureau d'études CAD. Contel Algérie, Contel Funkwerk et Saipem Algérie sont aussi poursuivis en tant que personnes morales. Les chefs d'inculpation varient, selon les cas, d'association de malfaiteurs, corruption, violation de la réglementation des marchés, perception d'indus avantages, augmentation injustifiée des prix et blanchiment d'argent. Le projet de la réalisation du lot 3 du gazoduc GK3 a été accordé à Saipem Algérie Contracting pour un montant de 586 millions de dollars, sans frais de matière première, qui étaient, selon les termes du contrat, à la charge de Sonatrach. L'offre initiale de Saipem était de l'ordre de 680 millions de dollars. Elle est, de ce fait, supérieure de 20% par rapport au budget initial de ce projet et de 40% par rapport au prix du marché national et international. Une différence de l'ordre de 6 milliards de dinars, de l'aveu même de Mohamed Meziane. Le projet GK 3 lot 3 est 5 fois plus coûteux que le projet GPL/222, dont le contrat a pris en charge la matière première et les équipements. Alors, pourquoi avoir retenu l'offre de Saipem ? La justice pense que ce marché a été octroyé à Saipem parce que le fils de l'ex-P-DG de Sonatrach, Réda Meziane, en détention actuellement, travaillait depuis 2006 comme conseiller auprès du patron de Saipem Algérie, contre une rémunération de 140 000 DA. Une première négociation autour de 40% de réduction du coût de ce projet a été entamée en 2009. Un cadre de Sonatrach a indiqué qu'en cas de réduction de 25%, le coût du contrat atteindra les 516 millions de dollars pour la mise en place de canalisations sur 350 km sur les tronçons Mila-Constantine, Skikda-Annaba et El-Tarf. Au mois d'avril 2009, l'ex-ministre de l'Energie donne instruction pour faire baisser ce pourcentage à 12,5%. Mais la négociation se stabilise finalement autour de 15% de baisse, soit 586 millions de dollars. C'est ainsi que Mohamed Meziane a tranché en tournant le dos à la proposition du cadre de Sonatrach, Yahia Messoud, d'obtenir au moins 40% de réduction ou se tourner vers un groupement d'entreprises algériennes. Interrogé sur ce point, la réponse de l'ex-P-DG de Sonatrach, Mohamed Meziane, laisse perplexe. Il affirme que dans le cadre du marché GK3, Sonatrach avait reçu beaucoup d'offres, mais se retrouvait au final avec deux ou trois soumissionnaires. Dans les cas qui se sont posés de cette manière, l'entreprise ne procédait pas à un autre appel d'offres, en raison soit de la complexité du marché, soit du caractère urgent du projet. "Souvent, c'était le ministre lui-même qui nous instruisait de ne pas refaire la procédure d'avis d'appel d'offres et de continuer avec les soumissionnaires qui restaient", lâche-t-il. Des documents prouvent que Khelil a été informé de toutes les transactions La justice soupçonne, également, le fils de Mohamed Meziane d'être intervenu par la suite au profit de Saipem qui avait des redevances de l'ordre de 28 millions d'euros pour retard dans les travaux. Lors de leurs auditions, les représentants de Saipem ont justifié le coût élevé du projet GK3 par le fait qu'il soit la partie la plus difficile à réaliser, étant donné que 95% de la distance se décline en forêts, montagnes et ponctuée de passages de chemins de fer, en plus des conditions sécuritaires qui, forcément, augmentent les dépenses. Dire aujourd'hui que l'offre de Saipem était exagérée ne repose, malheureusement, sur aucune expertise technique. Le deuxième dossier sur lequel s'est particulièrement penchée la justice, concerne cinq transactions d'un coût de plus de 11 milliards de dinars (1 100 milliards de centimes) pour l'achat et l'installation d'équipement de télésurveillance et système anti-intrusion. Ce groupe a été introduit en Algérie, en 2004, et aurait obtenu ces marchés grâce au lien qu'il avait avec Mohamed Meziane à travers l'un de ses deux fils, "en contrepartie de privilèges obtenus aux dépens de Sonatrach", note l'enquête judiciaire. Selon l'arrêt de renvoi, El-Smaïl Djaffer, principal actionnaire de la Sarl Contel Algérie, avait demandé à son camarade de lycée, Réda Meziane, de l'introduire auprès des responsables de Sonatrach, notamment son père. Après une première rencontre à trois, une deuxième aura lieu le 28 novembre 2004, dans le cadre d'une réunion restreinte du conseil exécutif de Sonatrach. La Sarl Contel Algérie obtient un premier marché d'un montant de 1,97 milliard de dinars en 2006 auprès de Sonatrach, dans le cadre d'un projet-pilote retenu par la compagnie pour équiper en matériel de télésurveillance et système anti-intrusion les sites de Hassi-Messouad et de Ouargla. Selon l'instruction, s'apercevant que la Sarl Contel Algérie n'avait pas la compétence nécessaire pour mener à bien tous les projets d'équipement en télésurveillance, Mohamed Meziane et le vice-président de Sonatrach, Belgacem Boumedienne, lui proposent de s'associer avec la société allemande Funkwerk et de créer une nouvelle société de droit algérien. La Sarl Contel Funkwerk Algérie sera détenue à 27% par Contel et 73% par la société allemande Funkwerk. Les représentants de la société allemande Funkwerk révèlent avoir été contactés vers la fin 2005 par Contel pour servir de sous-traitants à la société qui était sur le point d'obtenir des marchés de Sonatrach. Un deuxième contrat est signé en avril 2007, d'une valeur de 41 milliards, durant la même période, un autre de près de 6 milliards de centimes et un troisième en 2008 de l'ordre de 300 milliards de centimes. Des documents prouvent que l'ex-ministre de l'Energie a bien été informé en leur temps de toutes ces transactions, mais le juge d'instruction pense que l'ancien P-DG de Sonatrach lui a caché le lien que son fils avait avec cette société, tout en mettant en avant le caractère urgent de ces projets. Après l'explosion qui s'est produite en 2005 à la raffinerie de Skikda, Chakib Khelil avait, en effet, selon le dossier judiciaire, dans trois directives successives, insisté sur le caractère urgent de ces installations pour sécuriser toutes les infrastructures relevant de Sonatrach. Aussi, l'offre de Contel était de 40% plus élevée que celles de Serpe et VSAT Martec qui ont soumissionné aux côtés de Siemens. Siemens s'est retiré à la dernière minute de la course, laissant la cinquième partie du projet en rade. 123 infrastructures de Sonatrach devaient être équipées avec ce genre de matériel. L'enquête judiciaire a révélé que l'ex-P-DG de Sonatrach et son adjoint Boumedienne avaient partagé le projet en cinq parties. La plus importante avait été accordée à Contel Funkwerk bien avant l'ouverture des plis. Ce qui est contraire à la réglementation. La justice conclut vite que la surfacturation a servi au paiement de pots-de-vin et commissions à la famille Meziane et El-Smaïl Djaffer, ainsi qu'à Maghaoui Hachemi, ancien P-DG du CPA et conseiller de la société Contel, et son fils Yazid, au moins pour les trois premiers contrats. Funkwerk aurait versé plus de 4 millions d'euros de commissions et pots-de-vin pour les cinq contrats. Les éléments à charge révélés par les commissions rogatoires Mais lors de leurs auditions en tant que témoins, certains cadres de Sonatrach ont insisté sur le caractère hautement performant et haut de gamme du matériel fourni, doté d'un système infrarouge et anti-explosion et reposant sur des poutres porteuses de caméras capables de résister à des vents de 180 km/h. Ce qui justifie, selon eux, amplement son prix. Mohamed Meziane confie au juge qu'il savait que son fils était actionnaire au sein de l'entreprise Contel Funkwerk Algérie, mais affirme ne lui avoir donné aucun privilège, à part l'entrevue de 2004. Mais les commissions rogatoires dépêchées à l'étranger sont revenues avec des éléments à charge. El-Smaïl Djaffer, P-DG de Contel Algérie, a acheté à l'épouse de Meziane un appartement à Paris d'une valeur de 650 000 euros pour lui permettre un hébergement fixe pendant les soins qu'elle effectuait en France. La somme de 650 000 euros avait été versée par Funkwerk sur le compte d'El-Smaïl domicilié à la Société Générale. El-Smaïl aurait, à son tour, donné cet argent à l'épouse de Meziane contre une reconnaissance de dette. La société Funkwerk a expliqué qu'il s'agissait d'un prêt accordé à El-Smaïl sans en connaître la destination finale. Durant la période de négociation de contrat, Contel Algérie a cédé 200 actions de l'entreprise, sans contrepartie financière, à l'un de leurs fils. Cela sans compter les virements sous forme de crédits et de contrats de consulting sur une période de deux ans, au profit, selon le dossier judiciaire, d'El-Smaïl Djaffer, Mohamed Meziane, l'ex-P-DG de la CPA Maghaoui et son fils Yazid. Des virements atteignant jusqu'à 30 000 euros. Le marché de réfection du siège de Sonatrach à Ghermoul a été lui aussi accordé selon la formule de gré à gré au bureau d'études CAD sur autorisation de Mohamed Meziane et Mohamed Sanhadji, directeur exécutif des activités centrales de l'entreprise Sonatrach. Pour la partie travaux, le contrat a été signé avec la société allemande OMTech pour un coût de 64 675 000 euros pour uniquement le réaménagement du siège. La justice a estimé que cette somme permettait la construction entière d'un autre siège. Le juge d'instruction pense que l'offre de la société allemande est surfacturée par rapport à l'offre de la société espagnole OHL de l'ordre de 48 millions d'euros, même s'il reconnaît que cette dernière n'a pas proposé la même qualité des travaux. Le bureau d'études CAD avait déjà obtenu plusieurs marchés avec BRC et par la suite Sonatrach. Sa directrice, Nouria Meliani, aurait joué la carte de sa proximité avec Réda Hamech, l'ancien directeur de cabinet du P-DG de Sonatrach et homme de confiance de Chakib Khelil, pour faire prospérer son affaire. Deux transferts de fonds du compte de la directrice du bureau d'études ont été effectués vers ceux de Réda Hamech et son épouse domiciliés en France. Les états de mouvement des comptes de la directrice de CAD, transmis dans le cadre de la commission rogatoire, font état, par ailleurs, de nombreux virements en devises, surtout entre 2008 et fin 2009, que la prévenue n'aurait pas pu justifier. La justice soupçonne la directrice du bureau d'études CAD de faire dans "le blanchiment d'argent vu l'importance des montants" virés et des biens immobiliers acquis à l'étranger. Enfin, Mohamed Meziane n'a cessé pendant les cinq ans qu'aura duré l'instruction de répéter que tous les contrats, pour lesquels il est poursuivi, ont été traités et étudiés par le comité exécutif et les commissions des marchés. Il soutient qu'il n'a fait qu'appliquer la procédure interne qui est la R15. Bizarrement et dans de nombreuses étapes de l'enquête, la justice lui reproche justement de ne pas avoir respecté cette procédure. N. H.