Le procès de l'autoroute Est-Ouest, qui s'ouvre normalement demain mercredi au tribunal criminel près la cour d'Alger, sera essentiellement celui des intermédiaires qui auraient eux-mêmes bénéficié et versé des rétro-commissions à de hauts responsables algériens et autres hommes d'affaires influents. Ceux qui n'ont rien compris à cette affaire ne risquent pas, avec ce procès, d'y voir plus clair tant que l'enquête n'a pas creusé des pistes ouvertes par certains prévenus ayant affirmé que des ministres et le marchand d'armes Pierre Falcone ont profité de ce vaste système de corruption tissé autour de ce grand projet. L'ex-ministre des Travaux publics, Amar Ghoul, a été auditionné, en tant que témoin, par écrit. Il a répondu à dix-sept questions, se rapportant à la réalisation de ce projet qui devait se faire, selon le principe "pétrole contre autoroute", sur sa relation avec l'homme d'affaires et marchand d'armes Pierre Falcone et le lien de ce dernier avec le projet de l'autoroute Est-Ouest. Il nie tout en bloc. Amar Ghoul ne sera certainement pas appelé à la barre. Désigné par l'homme d'affaires Sid-Ahmed Tajeddine Addou, en détention depuis 2009, comme l'architecte du système de corruption mis en place, Pierre Falcone n'a même pas été entendu par le juge en charge de l'affaire. À en croire Sid-Ahmed Tajeddine Addou, Pierre Falcone aurait empoché 9% des deux contrats (lots centre et ouest) enlevés par le consortium Citic-CRCC. Très actif sur de nombreux marchés africains, Falcone a été médiatisé en 1994 avec le scandale français dit de l'Angolagate de ventes d'armes illégales au gouvernement de l'Angola, à l'époque en pleine guerre civile. Il a été condamné à six mois de prison par la justice française avant d'être relaxé en appel, en 2011. Le groupement chinois Citic-CRCC avait des contrats de 5,2 milliards de dollars signés au printemps 2006 pour la réalisation des tronçons ouest (399 km) et centre (169 km). Plus tard, le groupement Citic-CRCC exigera une rallonge de 650 millions de dollars pour financer une solution pour la chaussée, non prévue dans le cahier des charges. Actuellement, le coût de réalisation de cet important projet autoroutier est estimé officiellement à plus de 11 milliards de dollars contre une prévision initiale d'environ 7 milliards de dollars, sans les annexes et travaux de réfection, sous réserve qu'on ne procède pas à d'autres réévaluations. Le montant du marché est le plus élevé pour un contrat en Afrique. Chani Medjdoub, l'arbre qui cache la forêt L'homme d'affaires et lobbyiste Chani Medjdoub devient vite l'accusé principal d'un scandale dont le total des commissions et pots-de-vin est évalué à près d'un milliard de dollars. Cette somme aurait été versée par étape, via des sociétés écran créées spécialement pour rétribuer chacun suivant son rôle, avant ou après la signature du contrat. Chani sera le premier suspect à être arrêté à sa descendre d'avion en provenance de Paris. Ses aveux permettront l'arrestation de six autres personnes. Les juges connaissent bien Chani Medjoub pour avoir été déjà condamné pour transactions douteuses et blanchiment d'argent au préjudice d'Algérie Télécom. D'emblée, l'instruction autour de l'affaire autoroute Est-Ouest a été divisée en deux : une partie s'est concentrée sur des faits de corruption, de pots-de-vin, abus de pouvoir et trafic d'influence. Autant de délits qui ont émaillé les projets de réalisation de l'autoroute Est-Ouest et la deuxième englobe les actes de corruption qui ont entaché les projets de transport et d'hydraulique. Selon les enquêteurs du DRS, Chani aurait profité de ses relations à différents niveaux de l'Etat pour favoriser le groupe chinois Citic CRCC dans l'appel d'offres du marché de l'autoroute Est-Ouest. Selon l'instruction, Chani Medjdoub a signé, en 2007, un contrat avec cette société chinoise à Beijing en tant que conseiller. Une deuxième rencontre aura lieu toujours à Beijing au cours de laquelle le président de ce groupe lui énumère la liste des problèmes qu'il rencontre dans le cadre de ce projet et le charge de les régler. Il reçoit, en contrepartie, une première somme de l'ordre de 350 000 euros sur les comptes bancaires à Singapour et en Autriche de sa société Offshore APM. En date du 7 juillet 2009, il reconnaît devant le juge d'instruction avoir reçu 10 milliards de centimes en plus de 30 millions de dollars sur ses comptes en Autriche et à Singapour. Devant le juge, Chani manifeste une disponibilité à rendre les 30 millions d'euros à l'Etat algérien. Mais le 17 novembre de cette même année, il revient sur ces aveux en affirmant n'avoir reçu que 10 milliards de centimes dans le cadre d'un contrat de consulting qu'il a signé avec la société chinoise. Sauf que les commissions rogatoires dépêchées à Luxembourg sont revenues avec des documents montrant que les comptes ouverts à la banque Natixis sont au nombre de 18. Chani est détenteur directement de certains comptes, pour d'autres, il en dispose par le biais de procurations. Il est, par ailleurs, accusé d'avoir versé des pots-de-vin au colonel Ouazzene, dit Khaled, de l'ordre de deux milliards de centimes en 2008 (ayant servi à l'achat d'une villa à Oran), suivis de 120 millions de centimes et 70 millions de centimes. Chani a des relations bien placées. Des personnalités du secteur civil et militaire. Il a même été reçu par l'ex-ministre des Finances, Abdelatif Benachenhou, et discuté avec lui d'un projet de création d'une école de banques, vu le manque de filiales de banques étrangères d'investissement en Algérie et de la création d'un fonds pour soutenir le programme du chef de l'Etat. Les premiers déboires de Chani commencent en 2006 lorsque éclate le scandale du Fonds algéro-koweitien (Faki). Il échappe à une lourde peine grâce à des amis qui sollicitent Mohamed Ouezzane de son vrai nom, le colonel Khaled, en poste à l'époque au ministère de la Justice et actuellement sous contrôle judiciaire dans l'affaire de l'autoroute Est-Ouest. Mais à en croire certains aveux de prévenus, Chani est entré en scène alors que le système de corruption était déjà bien huilé. Mohamed Khelladi, ex-responsable de la direction des nouveaux projets de l'Agence nationale des autoroutes, affirme que Pierre Falcone, qui était chargé du groupe chinois Citic en Afrique, percevait jusqu'à 30% de commission sur chaque projet approuvé par l'Etat algérien et distribuait l'argent aux membres du réseau de lobbyistes constitué autour de lui, dès 2005. Il cite dans ce groupe, l'ex-ministre des Affaires étrangères, Mohamed Bedjaoui, ses deux neveux ,Tayeb Kouidri, homme de confiance d'Amar Ghoul, et Chani Medjdoub. Et d'ajouter : "Falcone aurait été reçu en Algérie, sans aucun protocole, par le ministre des Affaires étrangères de l'époque Mohamed Bedjaoui, et par le ministre des Travaux publics, Amar Ghoul, avec qui il a eu à prendre un repas." Amar Ghoul dément toutes les accusations portées à son encontre L'ex-ministre des Travaux publics a démenti catégoriquement l'essentiel des déclarations de Mohamed Khelladi, ex-responsable de la direction des nouveaux projets de l'Agence des autoroutes. Mohamed Khelladi, entendu par le juge d'abord comme témoin et ensuite inculpé, soutient que le barème international d'autoroute avec l'ensemble des équipements était évalué, à l'époque, à 6 millions de dollars. Pour l'Algérie, le kilomètre d'autoroute sans équipements a dépassé le seuil des 8 millions de dollars. La différence aurait servi à payer des commissions aux différentes parties impliquées dans cette affaire. Inculpé en 2011, dans le cadre d'une enquête complémentaire, pour pots-de-vin et trafic d'influence, Khelladi a soutenu tantôt que les téléphones portables et lignes téléphoniques, la quinzaine de voitures et bus et les logements à Alger et Constantine mis à la disposition de la direction des nouveaux projets faisaient partie d'une clause liée aux travaux supplémentaires, tantôt entraient dans le cadre des mesures d'accompagnement et, d'autres fois, dans le cadre des, conditions techniques particulières. Ces moyens octroyés à la direction des nouveaux projets ont été pris en charge par la société chinoise Citic CRCC et la japonaise Coojal pour un montant de l'ordre de 144 529 643,49 DA pour la première et 223 500 75,49 DA pour la deuxième. Il est aussi reproché à Mohmed Khelladi d'avoir statué sur un conflit financier de l'ordre de 230 millions de dinars au profit de Coojal sans avoir suivi la procédure réglementaire et d'avoir continué à signer des documents au nom du ministre des Travaux publics, en dépit du retrait de la délégation de signature. Marchés douteux dans les secteurs de hydraulique et du transport, l'autre volet de l'affaire L'autre toile de fond de cette affaire concerne les projets liés aux secteurs du transport et de l'hydraulique. Selon l'instruction, Addou Sid-Ahmed recevait des informations par anticipation sur les marchés algériens émanant de Salim Hamdane, ex-directeur de la planification au ministère des Transports, en contrepartie de pots-de-vin renvoyés sur le comptes de ses entreprises Niklab et Metalson au niveau de la banque suisse USB. La justice a saisi, chez lui, une clé USB contenant des informations sur des projets de transport. Quant à Addou Sid-Ahmed, la justice le soupçonne d'avoir reçu des pots-de-vin transférés sur son compte à la banque suisse HSBC de la part de trois sociétés qui avaient contracté des projets en Algérie. D'abord la somme de 41 576 397 euros de l'espagnol Isolux Corsan qui avait obtenu le projet de Tramway Oran. 581 662,25 euros et puis 90 266,15 euros de la société italienne Pizzaroti pour le projet Tramway Constantine 581 662,25 euros puis 90 266,15 euros et 739 109,00 euros de la part de la société suisse Garaventa pour projet d'ascenseurs. Le juge d'instruction a acquis la conviction, à travers l'audition des responsables de ces trois entreprises, que les informations techniques et financières très précises que ces sociétés recevaient ne pouvaient émaner d'un bureau d'études ou autres institutions spécialisés. Sid-Ahmed Taj Eddine Addou est propriétaire d'une société de pêche et donc n'avait aucun rapport direct avec le secteur des transports, à part quelques connaissances qu'il utilisait pour faciliter l'introduction des entreprises étrangères en Algérie. Sid-Ahmed Addou est présenté comme un proche de l'ex-ministre des Travaux publics, Amar Ghoul, qui l'aurait aidé à créer sa société de pêche lorsqu'il était ministre de ce secteur. L'enquête établit que Sid-Ahmed Addou a reçu aussi de l'argent de l'entreprise canadienne SMI et du bureau d'études portugais. L'entreprise canadienne SMI a obtenu le marché du contrôle extérieur de la tranche ouest du projet de l'autoroute. Un pot-de-vin de 4% de la transaction aurait été versé à Sid-Ahmed Addou. Le bureau d'études portugais a bénéficié également de la même transaction. Une instruction judiciaire a été ouverte en marge du dossier autoroute Est-Ouest autour des marchés de ces deux entreprises. Selon des documents bancaires de la banque HSBC parvenus au juge, Addou a perçu du groupe canadien SMI respectivement 150 000 dollars américains, 127 031,74 dollars, 127 031,74 dollars, 93 964,00 et 128 180 dollars américains. Le versement du bureau d'études portugais Coba était de 186 054,42 euros. De nombreux responsables au ministère des Travaux publics ont été inculpés pour corruption et d'autres pour blanchiment d'argent dans ce cadre. Les révélations de Sid-Ahmed Taj Eddine Addou aux enquêteurs du DRS et au juge d'instruction, ne se sont pas limitées à l'autoroute Est-Ouest. Travaux publics, transports, hydraulique..., l'homme cite son neveu Sid-Ahmed Addou qui explique comment il s'est imposé comme un intermédiaire dans la passation des marchés publics, favorisant au passage ses propres entreprises et clients. Les deux "Addou" fournissent des renseignements à la justice qui, après avoir obtenu les conclusions des commissions rogatoires à l'étranger, inculpe un haut cadre du ministère des Transports, gendre de l'ancien ambassadeur d'Algérie à Bamako, Abdelkrim Ghraieb, et les trois filles de ce dernier. Sid-Ahmed Addou et son neveu mettent également en cause l'ancien ministre des Travaux publics, Amar Ghoul, aujourd'hui ministre des Transports. Selon eux, il aurait touché une commission de 1,25% sur les 6,2 milliards de dollars de Citic-CRCC. Mais le magistrat s'en tient là et n'explore pas plus les pistes ouvertes. Comme les autres affaires de corruption en examen par la justice, le dossier autoroute Est-Ouest laisse de nombreuses zones d'ombre. N. H.