Il y a de ces hommes de culture que l'histoire officielle occulte, mais que quelques volontés anonymes déterrent des limbes de l'oubli, sans verser dans la mythification et le folklore. Mohand Tazerout (1893-1973) est l'un d'eux. Peu connu dans le milieu intellectuel algérien, ce globe-trotter mérite autant d'intérêt de la part des scientifiques que d'éloges pour l'immense œuvre qu'il nous a léguée. "La conscience de la parole et l'intelligence de l'écriture, inséparable l'une de l'autre", avait noté cet érudit "indigène" Mohand Tazerout, dans son Manifeste contre le racisme, écrit en 1960 et publié un an après l'indépendance de l'Algérie. Au-delà de cette thématique, toujours d'actualité, l'enfant de Tazerout, dans la commune d'Aghribs, à Tizi Ouzou, s'est insurgé contre sa condition de colonisé. À sa manière. En prenant la parole et en saisissant sa plume, grâce auxquelles il a réussi "le dépassement du complexe du colonisé" comme l'a souligné l'universitaire Fodil Boumala, lors de l'hommage rendu, samedi à la Bibliothèque nationale d'El-Hamma à Alger, à ce globe-trotter algérien du siècle dernier. Mohand Tazerout, auteur d'une vingtaine d'ouvrages, entre écrits personnels et traductions, a réussi, en libre penseur, ce dépassement "par la langue et une formidable ouverture sur le monde" comme l'a expliqué le conférencier. Le choix de la culture allemande, d'où il a puisé sa matière première, faisait partie de la lutte de Mohand Tazerout contre cette puissance qu'était la France coloniale. "Cela lui a permis d'écrire son livre sur l'histoire politique de l'Afrique du Nord, en éliminant les références françaises en la matière. Pour Mohand Tazerout, les références françaises étaient minées", a noté pour sa part Tayeb Ould Laroussi, de l'Institut du monde arabe à Paris, dans son intervention sur le parcours de l'auteur dont il a précisé "qu'il était victime d'une certaine démagogie politique, à cause de ses idées ouvertes sur la pensée marxiste". Mohand Tazerout a sillonné plusieurs pays durant des années. Ses voyages, dès les années 1920, l'ont mené en Iran, après avoir fréquenté l'université cairote d'Al-Azhar, avant de poursuivre son chemin vers la Chine. "Même si on ignore les raisons de ses voyages", comme l'a précisé Fodil Boumala, les passages de Tazerout en Russie, au Maroc, au Mali et en Tunisie lui ont permis d'avoir une autre vision de l'humanité et de cette France qu'il pensait, avant les événements du 8 mai 1945, qu'elle allait enfin offrir les mêmes droits aux Algériens. Mohand Tazerout avait pris la nationalité française dès l'âge de 21 ans, contre vents et marées, se mettant à dos toute sa famille en Kabylie. La naturalisation de Mohand Tazerout a soulevé un tollé chez les siens qui l'ont traité, pendant des années, d'assimilationniste. "Pour mieux comprendre Mohand Tazerout, il est nécessaire de replacer son parcours et son œuvre dans le contexte spatio-temporel de son vécu", a insisté Fodil Boumala, expliquant que l'auteur "a fait des choix de rupture, indépendamment des idées postindépendance", souvent à l'origine de la mise à l'écart de nombreux militants et intellectuels sincères du champ des études universitaire par les tenants du pouvoir. En homme de rupture, Mohand Tazerout a donc agi contre les massacres des manifestants algériens du 8 mai 1945, qui lui ont fait prendre conscience de la barbarie du colonialisme. Les massacres de Guelma et de Sétif ont constitué un véritable tournant dans la pensée politique et philosophique de Mohand Tazerout, dans sa perception de la civilisation occidentale. Avant sa mort à Tanger, au Maroc, il avait entrepris une traduction du Coran. Tout en refusant d'être l'adepte d'une quelconque religion, même s'il est "né" musulman, Mohand Tazerout a défendu l'islam en tant que civilisation. L. M.