Du nationalisme à l'assimilationnisme L'étude politique de l'histoire de l'immigration met en évidence les différentes postures qui furent adoptées par les populations immigrées en lutte pour leur émancipation. Un discours anti-assimilationniste axé sur la défense de la personnalité culturelle niée par le colonialisme fut une constante dans le combat des peuples colonisés par la France pour l'indépendance. Le cas algérien est des plus significatifs, les premiers militants de l'Etoile Nord Africaine, puis du PPA et des Oulémas, en passant par la Fédération de France du FLN, revalorisèrent un capital historique[1] reposant sur l'Islam et l'arabité, valeurs qui constituèrent le socle du nationalisme algérien. La rupture avec cette posture axée sur l'affirmation des valeurs organiques devait intervenir dans les années 80, avec la marche pour l'égalité qui posa les jalons d'un discours assimilationniste qui ne cessa de prendre de l'ampleur, et dont la principale caractéristique fut d'évacuer au profit d'une égalité citoyenne improbable, la personnalité culturelle des populations issues de l'immigration maghrébine. Ce discours assimilationniste postulait de l'inexistence d'un passif historique battant à l'unisson avec les valeurs du Maghreb Islamique, les seules références possibles et autorisées à la sphère civilisationnelle originelle et aux mouvements nationalistes n'accordaient le primat qu'à une lecture matérialiste et désincarné du combat pour l'indépendance. Ainsi, comme l'écrit le sociologue Ahmed Boubekeur cette génération fut contrainte « de sacrifier jusqu'à la mémoire récente de leur lutte »[2]. Le discours assimilationniste et cette soif de reconnaissance dans la francité devint le fond idéologique sur lequel se fit l'essentiel des revendications politiques émanant des français musulmans issus de l'immigration maghrébine dans les années 90 et 2000, capitalisant ainsi l'héritage politique de la génération beur de la décennie précédente, dont ils étaient désormais les héritiers. La montée en puissance des associations musulmanes, conjugué à cette quête d'islamité consacrèrent de nouveaux acteurs sur la scène politique beur qui insufflèrent une nouvelle dynamique à la rhétorique assimilationniste, tout en répondant aux angoisses métaphysiques de cette génération qui fut confronté à la réactualisation constante d'une logique coloniale et à une injonction toujours plus forte au national-républicanisme de l'Etat français. C'est durant cette période capitale dans l'histoire des français musulmans, que fut adoptée la loi d'exception du 15 mars 2004 sur le hijab. La société française succomba à un délire collectif islamophobe, toujours latent, dont la violence se cristallisa sur le voile des françaises musulmanes, objet de toute sorte de fantasmes. Le principal et éternel fantasme contribua à raviver les blessures algériennes, celle de la révolution et de la terrible guerre civile des années 90 sous-entendant que les français musulmans étaient les héritiers de la culture politico-religieuse algérienne qui s'était opposée au colonialisme français. La déculturation et la dépersonnalisation de l'immigration maghrébine en générale, et algérienne en particulier, invalident cette hypothèse pittoresque. Il apparait même farfelu et peu sérieux de supposer qu'existe une filiation idéologique entre les cadres de l'association des Oulémas ou du PPA, les protagonistes de la « sahwa islamiya » des années 80 et les français musulmans dont les références sont limitées à quelques prédicateurs, conférenciers et intellectuels. La communauté française-musulmane convaincue des vertus de l'assimilation fit dans le mimétisme rhétorique et adopta le discours républicain de ses détracteurs. Il fallait, avant tout dans l'optique de ses cadres, rassurer une population française craintive apeurée par la visibilité des musulmans dans l'espace public et constamment se justifier de son appartenance à l'Islam. De ce fait, il fut rappelé que l'Islam ne s'opposait pas à la laïcité, qu'il était possible d'être des citoyens français de confession musulmane. Cela s'accompagna d'une profusion de publication des cadres et acteurs du paysage islamique français où ces derniers mettaient en exergue leur identité française ou européenne, qu'ils assumaient et revendiquaient fièrement. De Farid Abdelkrim à la production incontournable des théoriciens Tariq Ramadan et Tareq Oubrou, dont l'impact au sein de la communauté française musulmane est important, tous mirent exergue que l'identité française était consubstantielle à l'être beur dépersonnalisé. C'est d'ailleurs l'un de ses ouvrages, produit durant la période charnière qui nous importe, répondant au titre « L'une voilé l'autre pas »[3] coécrit par Dounia Bouzar et Saïda Kada, qui attira notre attention, car emblématique de la pensée largement dominante au sein de la communauté musulmane française. Car, ce livre riche en éléments, permettait de mieux appréhender la weltanschauung des français-musulmans, de comprendre le mécanisme et la structuration du rapport que ces derniers nourrissaient à l'égard de l'Islam, de la culture religieuse du pays de leur parents, leur rapport au monde arabe et ses valeurs. La lecture de ce livre fut capitale pour comprendre l'adhésion à une lecture désincarnée de l'Islam, sa reconnaissance pleine et entière dans une identité à l'origine formulée par le colonialisme français en Algérie, ces notions de « français musulmans » ou de « citoyen français de confession musulmane ». Il fut essentiel pour appréhender la formidable régression qu'incarne sur le plan idéologique et politique la communauté musulmane française qui désormais intégrait les valeurs combattues par leurs pères. Le « qui suis-je » des français musulmans Dès les premières pages de l'ouvrage, le ton est donné, nous assistons à une véritable profession de foi assimilationniste. La structure de l'ouvrage, les témoignages et les échanges n'ont fait que substantialiser la thèse défendue par les auteurs à savoir que la jeunesse issue de l'immigration maghrébine est devenue pleinement française grâce à l'Islam qui a facilité cette étape particulière[4]. Nous sommes bien loin désormais, avec les français musulmans de cet Islam de résistance, levain de la renaissance civilisationnelle, garante de l'authenticité culturelle, inhérente à la pensée réformiste. Adeptes d'une démarche contraire, les deux auteurs, axèrent leur argumentaire autour d'un seul concept, celui d'identité française, reposant sur deux soubassements pratiques ; celui du rejet du passif familial ou historique et celui de rupture avec la sphère civilisationnelle originelle. Ce postulat va contribuer à nourrir une réflexion et une vision néocolonialiste, en dépit de leurs prétentions à vouloir mettre en exergue et dénoncer une gestion coloniale de l'Islam qui n'est que de pure forme. D'emblée, la question identitaire semble pleinement résolue par les français-musulmans qui ont su faire le deuil du multiculturalisme ou du respect des particularités puisque la référence à l'identité française est constante. Dès l'introduction, il est précisé que « le foulard est un phénomène français. Les jeunes filles qui le portent sont françaises, elles revendiquent et mettent en avant leur francité »[5]. L'auteur Saïd Kada affirme même que « l'idée de double culture est bien loin de nous. Nous nous sentons et nous nous revendiquons pleinement française »[6]. Ainsi, il apparait que la génération de citoyens français de confession musulmane soit enfin parvenue à surmonter les difficultés qui acculèrent le « mouvement beur » à l'échec et ce en dépit du perpétuel référent assimilationniste. Ce succès passa nécessairement par ce désir charnel, maintes fois proclamé, d'être enfin reconnu en tant que citoyen français, Saïda Kada va même jusqu'à se revendiquer des acquis de la Révolution Française[7]. Il n'est plus question dans l'optique des français musulmans d'une quelconque référence au Maghreb et à son histoire purement ignoré. Dounia Bouzar écrit même que cette génération de français-musulmans est beaucoup plus revendicative en raison de sa remise en cause de l'action de la génération précédente et de celle des parents accusées d'avoir « accepter de mettre de côté leur référence religieuse pour prouver leur bonne volonté »[8], car cette génération ose refuser l'assimilation et revendiquer pleinement l'identité de « français musulmans » ou de « musulmans français »[9]. Dounia Bouzar qui est l'auteur d'un contre-sens manifeste, ignore surement que l'assimilation et la revendication du statut de « français musulmans » ne sont nullement contradictoires, bien au contraire ces notions sont interactives. Il y a non pas rupture, mais bel et bien continuité dans la reproduction d'une logique assimilationniste, qui va être radicalisée et poussée à son paroxysme par la génération à laquelle appartient Saïda Kada, qui revendique une terminologie naguère en vigueur dans l'Algérie coloniale. Par ailleurs, Dounia Bouzar, tout comme Saïda Kada, qui pourtant se revendiquent des combats anticolonialistes, semblent toutes deux ignorées que cette génération des parents qu'elles perçoivent avec condescendance et misérabilisme, n'est nullement vierge de toute expérience militante et n'a nullement expurgé la référence religieuse de leur combat. Certes elle ne fit pas sien le slogan « révolutionnaire » de « citoyen française de confession musulmane » mais elle a son actif par exemple la marche du 17 octobre 1961. Cette surenchère patriotique, s'accompagna bien évidemment d'un propos sur l'école républicaine, qui selon elles, en obligeant les filles à retirer leur voile, trahit sa vocation première qu'est l'instruction, privant ainsi ces jeunes filles d'un formidable outil. Car l'école comme le précise Saïda Kada est un lieu qui permet « échange et confrontation d'idées, argumentation, remise en cause, esprit critique… »[10]. L'école républicaine, égalitaire, outil d'émancipation évoquée par les auteurs n'est dans le réel que pure utopie. L'école n'est jusqu'à aujourd'hui qu'un appareil idéologie d'Etat courroie de transmission de l'idéologie dominante dont la finalité est la même que celle définie à l'époque coloniale en Algérie sous l'emblème d'une idéologie laïco-assimilationniste: aliénation et dépersonnalisation de la minorité arabo-musulmane. L'école française en Algérie comme le précise Ahmed Taleb Ibrahimi inculqua à l'Algérien « de nouvelles habitudes de penser, de sentir et d'agir »[11], elle fut un instrument de viol des consciences préposée à la destruction de l'originalité du peuple algérien. Mais la domination, l'aliénation et la dépersonnalisation de l'immigration arabo-musulmane importent peu pour nos auteurs, Saïda Kada explique que l'un des objectifs des français-musulmans par le biais de l'école est « la construction de la République par l'intermédiaire d'un espace commun dans lequel on se retrouve autour d'idées fondamentales »[12]. De ce fait, dans la rhétorique de nos auteurs, il n'est nullement fait référence à l'aliénation du descendant de migrants nord africains, pour reprendre le terme cher à la sociologue Nacéra Guénif. Cette aliénation n'existe pas, pis elle est même ardemment souhaitée par nos auteurs. En effet, le chemin vers l'identité française passe nécessairement par le rejet de la culture maghrébine incarnée par la « génération des parents ». Les auteurs ne sont pas avares en qualificatifs méprisants pour évoquer cette culture religieuse du Maghreb, réactivant par la même de vieux poncifs coloniaux. La génération des parents se voit même exclus du champ de la religiosité islamique, car pour Dounia Bouzar la culture religieuse des parents « n'est pas l'Islam mais les traditions »[13]. Ce prétendu rapport d'extériorité des parents par rapport à l'Islam a conduit les françaises musulmanes à mener contre la « tradition arabe » entité floue et non définie, un combat revendiquant selon Saïda Kada « la modernité à partir de l'Islam »[14]. Elle précise plus loin que c'est la réflexion de Tariq Ramadan qui « nous a aidés à distinguer ce qui relève de la culture de ce qui relève de la religion »[15]. Toutefois, cette notion de « tradition » demeure vague, Saïda Kada ne définit pas ce qui oppose culture et religion, elle se borne à expliquer que « la réflexion musulmane qui s'est élaborée avec ces conférenciers nous a conduit à plus de respect envers nos parents […]Appréhender le comportement de nos parents nous a permis de mieux les aimer. Et, de toutes façons, nous avons gardé quantité de valeurs fondamentales de notre patrimoine culturel familial »[16]. Ainsi, selon nos auteurs, l'Islam serait apparu ex nihilo sous l'impulsion de conférenciers au sein d'une communauté maghrébine désislamisée et traditionnaliste. Ce rejet de la culture maghrébine et de toute filiation avec cette dernière induit une rupture avec la sphère civilisationnelle originelle, facilitée par la conjonction entre le discours assimilationniste néo-colonial de l'Etat français et « l'utopie piétiste » [17] teintée d'anti-arabisme proposée par l'une des principales références idéologiques des français-musulmans à savoir Tariq Ramadan. Cette adhésion à une lecture désincarnée de l'Islam, qui se dit héritière du réformisme, s'accorde harmonieusement avec l'idéologie orientaliste infériorisant l'arabe et sa civilisation, et l'idéologie laïco-assimilationniste qui de tout temps interdisait toute référence aux valeurs civilisationnelles du monde arabe. La démarche des français musulmans inspirée par la production de Tariq Ramadan a confirmé et validé, la théorie de Malek Bennabi selon laquelle « c'est l'idée morte qui attire l'idée mortelle dans la société musulmane »[18] . Cette synthèse idéologique va permettre à une autre « idée mortelle » prônée par le colonialisme de réapparaître : l'Occidentalisation de l'Islam. Occidentaliser l'Islam A maintes reprises, Saïda kada fait référence à une lecture « réformiste » de l'Islam qui consisterait, à « réinterpréter nos sources à la lumière du contexte occidentale du XXIe siècle »[19]. Cette notion de « réinterprétation » est une constante dans le discours des français-musulmans, néanmoins si nous nous focalisons sur les fruits de cette relecture « révolutionnaire » il est aisé de voir que cela correspond plutôt, dans les faits, à un tourisme scripturaire. Cette relecture qui se dit inédite, car produite pour la première fois par des musulmans vivant en Occident, a permis de répondre à une angoisse majeure agitant la conscience des français-musulmans. Saïda Kada écrit qu'il s'agissait même de régler « une sorte de conflit intérieure »[20]. En effet, l'œuvre majeure des français musulmans fut d'étudier les textes de la constitution française, de les confronter au corpus coranique afin d'établir le constat que rien n'empêchait un musulman d'habiter un pays laïque. Saïda Kada précise que cet effort d'interprétation a donné lieu à « une remise en cause de la scission du monde en Terre d'Islam et Terre de guerre »[21]. Le territoire Français étant dans cette optique la Terre du témoignage. La paternité de cette terminologie revenant à Tariq Ramadan, Saïda Kada écrit à son propos « qu'il est effectivement venu rassurer toute une génération de jeunes qui avaient envie de vivre pleinement leur Islam dans leur pays sans savoir s'y prendre »[22]. La démarche inédite des français musulmans se fit au diapason d'un discours prônant la dépersonnalisation. La production de divers concepts tels celui de « citoyens français de confession musulmane » ou de « musulmans européens », prônés par les principaux protagonistes du paysage islamique français, ne pouvait qu'accentuer la césure définitive avec la sphère civilisationnelle originelle. Saïda Kada ajoutant même que sa génération a commencé à penser « l'Islam en français »[23] en se dégageant des représentations étrangères. Dounia Bouzar poursuit en affirmant que se reconnaître français-musulman permet de « désethniciser l'Islam »[24]. Nos deux auteurs se font les adeptes d'un vieux rêve du colonialisme français, celui d'une rupture définitive des maghrébins avec le monde arabe par le biais de la déculturation et l'assimilation. Ahmed Taleb Ibrahimi évoque d'ailleurs cette recette si particulière au colonialisme français, tant souhaitée par les auteurs, pour l'immigration maghrébine, dont la vocation est la destruction de la personnalité des peuples dominés : « Le colonialisme français a combattu la culture algérienne par de multiples moyens dès le début de l'occupation, parce qu'il savait qu'il ne pouvait asseoir ses fondements tant qu'elle restait vivante. Obéissant à la logique, il s'applique donc à la faire disparaître pour lui substituer sa propre culture Quand celle-ci était dispensée aux algériens, elle n'avait pas de caractère désintéressée. Il s'en faut. Le but précis qu'elle se proposait alors, consistait à former des fonctionnaires et des agents fidèles susceptibles de l'aider dans son œuvre de destruction des traditions et sa politique d'assimilation »[25] Par contre, dans ce Maghreb « traditionnaliste » la réflexion des penseurs religieux réformistes ne fut nullement circonscrite, à une simple confrontation entre la constitution française et le texte coranique, elle fut pour le Maghreb Islamique une véritable entreprise de renaissance civilisationnelle. L'Islam dans le cas maghrébin tant dénigré, fut le socle du nationalisme libérateur. Mais au regard de la rupture irrémédiable entre le Maghreb et son immigration dépersonnalisée en France, il n'est pas étonnant que les noms et la production des Chouyoukhs réformistes maghrébins tels Ibn Badis, Mohamed Tahar Benachour, Allal El Fassi, Brahim Kettani… soient méconnus. Il n'en est pas de même pour Hassan El Banna auquel se réfèrent explicitement Saïda Kada et une grande majorité de français-musulmans. Néanmoins, ce fut un Hassan El Banna quelques peu mythifié qui fut servi à la jeunesse française de confession musulmane. L'histoire du guide des Frères Musulmans, son passif de militant nationaliste égyptien chantre de l'arabisme en lutte contre la domination occidentale de l'Egypte et du monde arabe, furent éludés au profit d'un Hassan El Banna ascète sombrant dans la métaphysique. Son seul propos relatif à l'arabité met en exergue non seulement la déviation doctrinale mais aussi le profond décalage entre sa pensée et la pratique qui en est faite actuellement par ceux qui s'en réclament : « L'arabisme ou l'union arabe occupe également dans notre discours une place importante et connait une grande part de bonne fortune. Les Arabes sont en effet le peuple de l'islam originel, son peuple élu et, conformément à ce qu'a dit le Prophète –paix et bénédiction : « Quand les Arabes sont humiliés, l'Islam l'est aussi ». L'islam ne connaîtra pas de réveil sans l'unanimité et sans la renaissance des peuples arabes[…]Nous sommes convaincus qu'en œuvrant pour l'arabité, nous œuvrons pour l'Islam et pour le bien du monde entier »[26]. Le travail de sape de l'héritage d'El Banna, opéré par ses successeurs et ses héritiers dont le dernier avatar est « l'Islam européen », met en exergue « l'enlisement boulitique » évoquait par un Malek Bennabi faisant l'amer constat de la trahison de l'idéal d'El Banna[27]. Ainsi dévitalisé, son nom sert de caution aux tenants d'un Islam désincarné, vassalisé à l'Impérialisme, dont les fruits sont aujourd'hui cueillis, entre autres, au sein de la jeunesse française de confession musulmane qui comme l'écrirait Bennabi : « n'est pas allé aux sources d'une civilisation mais à son alambic ou à sa poubelle. C'est-à-dire là où elle n'a plus sa vie, sa chaleur, sa réalité incarnée par le laboureur, l'artisan, l'artiste, par le savant, par ces multitudes d'hommes et de femmes qui font chaque jour, dans ses villes et ses campagnes, son « grand œuvre » quotidien »[28]. Cette jeunesse française de confession musulmane, dépossédée de sa personnalité culturelle originelle, aliénée à l'idéologie dominante, a, par le biais de « l'Islam européen », redonné vie à une idéologie politique assimilationniste donnée pour morte il y a plus de 74 ans, et qui fut portée en son temps dans l'Algérie coloniale par Mohamed Salah Bendjelloul[29]. Le renouveau du Bendjeloulisme. Saïda Kada évoque conjointement avec Dounia Bouzar, l'engagement social et politique des français musulmans qui n'est que la répercussion sur le plan pratique d'un discours mettant fortement l'accent sur l'identité française et la citoyenneté qui en découle. Saïda Kada fait même référence à la tradition politique française qui est de douter de la francité de ses citoyens musulmans, et de ne point surseoir justement à la demande sincère de ces derniers qui se reconnaissent volontiers dans les valeurs de leur pays. Elle s'appuie notamment sur les propos du Ministre de la Guerre en place en 1846 qui affirme « la naturalisation des musulmans est impossible, parce qu'elle ne saurait avoir lieu sans renverser leur lois civiles qui sont en même temps lois religieuses […] Le Coran est le code religieux des musulmans, il est aussi leur Code civil et politique […] Il indique non seulement ce qu'il faut croire en matière purement civile. Il y a donc dans l'islamisme une telle connexité entre la loi civile et la loi religieuse, qu'on ne peut toucher à l'une sans toucher à l'autre »[30]. Saïda Kada, qui pourtant est française d'origine algérienne, ignore surement que les militaires français qui étaient sous la tutelle de ce Ministre se livraient à une conquête génocidaire de l'Algérie, notamment sous l'égide du Maréchal Bugeaud nommé Gouverneur Général de l'Algérie avec pour mot d'ordre : « la destruction de la nationalité arabe et de la puissance d'Abdel Kader »[31] pour enfin parvenir à la domination absolue du pays indispensable à la soumission du pays[32]. Durant cette première phase d'implantation meurtrière du colonialisme français en Algérie, il n'était nullement question de citoyenneté pour les musulmans algériens, mais plutôt d'enfumades conformément aux ordres donnés par Bugeaud à Pélissier le 11 juin 1845 « Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbeha. Fumez-les à outrance comme des renards »[33]. La chasse à l'homme[34], qui fut d'ailleurs le titre d'un ouvrage d'un des artisans de la conquête, ne demeura pas un vain mot mais fut érigée en doctrine et résuma parfaitement l'état d'esprit de ces hommes ordinaires, qui au siècle du romantisme initièrent et s'engagèrent dans le crime de masse au nom de la supériorité de la race blanche et de sa civilisation triomphante. Devant la pugnacité de l'Algérien, l'anéantissement et la déportation ont longtemps peuplé les rêves du colonisateur et le Colonel de Montagnac le déclara ouvertement dans sa correspondance : « Voilà, mon brave ami, comment il faut faire la guerre aux Arabes, tuer tous les hommes jusqu'à l'âge de quinze ans, prendre toutes les femmes et enfants, en charger les bâtiments, les envoyer aux îles Marquises (Polynésie) ou ailleurs ; en un mot, anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens »[35]. Le Maréchal de Saint Arnaud évoquant la guerre menée en Algérie affirmait « Voila la guerre d'Afrique ; on se fanatise à son tour et cela dégénère en une guerre d'extermination »[36]. Tel était le contexte des propos du Ministre de la Guerre cité par Saïda Kada, auquel elle reprocha seulement un certain manque d'audace l'ayant empêché de naturaliser les Algériens. Les doléances politiques que formulent Saïda Kada et sa génération, sont liées à cette volonté d'être enfin reconnu en tant que français musulmans ou de confession musulmane, d'être enfin considéré dans la gestion cultuelle comme des interlocuteurs de choix par l'Etat Français qui préfère encore, comme il est spécifié dans l'ouvrage, une gestion consulaire. Ces revendications vont de pair avec une meilleure prise en compte des questions mémorielles liées à la colonisation, même si très peu la connaissent, et à la culture des populations issues de l'immigration. Comme l'écrit Saïda Kada « nous sommes cinq millions de français de confession musulman à attendre aux portes de l'histoire »[37]. Ainsi, comme nous pouvons le constater, le maître mot de l'action des français de confession musulmane est celui de reconnaissance. Même si dans les faits, ils sont assimilés à la culture dominante, dépersonnalisés, étranger à leur culture originelle, leur statut de musulman constitue l'éternel obstacle à une citoyenneté pleine et entière et ce en dépit du rejet ou de l'ignorance de leur passif historique. Cet ardent désir assimilationniste, n'est pas sans rappeler celui professé à l'époque coloniale par la Fédération des Elus en Algérie dans les années 30 qui avaient à sa tête Mohamed Salah Bendejelloul. Les musulmans issus de l'immigration maghrébine ont recours au même discours, aux mêmes mots, que ceux naguère utilisés par les cadres de la Fédération des Elus, ils se nomment français musulmans, ou citoyens français de confession musulmane, ils font leurs cette idée morte ressuscitée et la couple avec une idée mortelle. Ils sont les adeptes de ce que Malek Bennabi nommait « le coefficient auto-réducteur »[38], et qui consiste à se reconnaître dans le vocable forgé par le colonialisme. Les français-musulmans sont devenus ces « faux délivrés »[39] évoquait par Ahmed Taleb Ibrahimi et qui étaient ces algériens ayant fait le deuil de leur personnalité à l'époque coloniale. Ce dernier écrivait « Ils ont l'illusion de se libérer alors qu'ils s'embourbent dans la véritable servitude […] ils établissent un écran entre leur esprit et les réalités du pays où ils résident et du peuple qui leur a donné le jour. En un mot, ils ont perdu le sens le plus précieux, celui des valeurs vraies »[40]. Taleb Ibrahimi concluait sur l'amer constat d'un statut immuable « d'orphelins entre deux mondes »[41]à l'instar des français-musulmans aujourd'hui. Toutefois, l'Algérie colonisée avait trouvé comme l'écrivit Malek Bennabi, un Cheikh Ibn Badis pour mettre fin au processus de sédimentation culturelle induit par le colonialisme, et qui se fit par la suite l'ardent défenseur de la personnalité algérienne bafouée par le colonialisme français[42]. Qui en France, sera l'artisan d'une œuvre similaire permettant d'enrayer un processus de dépersonnalisation pratiquement abouti chez les enfants issus de l'immigration maghrébine ? Nadjib Achour ------------------------------------------------------------------------ [1] Ce terme est utilisé par Malek Bennabi dans « Mémoires d'un témoin du siècle » [2] Boubekeur Ahmed et Hajjat Abdellali, Histoire politique des immigrations (post) coloniales. France 1920-2008, Editions Amsterdam, Paris, 2008, p 182 [3] Bouzar Dounia Kada Saïda, L'une voilée, l'autre pas. Le témoignage de deux musulmanes françaises. Albin Michel, Paris, 2003, [4] Dounia Bouzar s'adressant à Saïda Kada affirme à la page 156 : « Votre évolution est assez atypique car, en fait vous êtes passés par l'Islam pour vous franciser et pour devenir citoyens français à part entière ». [5] Bouzar Dounia Kada Saïda , L'une voilée, l'autre pas. Le témoignage de deux musulmanes françaises. op. cit., p 15 [6] Ibid., p93 [7] Ibid., p 69 [8] Ibid., p28 [9] Ibid. [10] Ibid., p 81 [11] Ibid. [12] Ibid., p 84 [13] Ibid., p 94 [14] Ibid., p 97 [15] Ibid., p 98 [16] Ibid. [17] Le terme est de Sadek Sellam voir à ce son propos son ouvrage « La France et ses musulmans. Un siècle de politique muslmane 1895-2005, Fayard, 2006 ». [18] Bennabi Malek, Le problème des idées dans le monde musulman, El Bay'yinate, Alger, 1990, p 125 [19] Bouzar Dounia Kada Saïda, L'une voilée, l'autre pas. Le témoignage de deux musulmanes françaises. op. cit., p 40 [20] Ibid., p 132 [21] Ibid., p 132 [22] Ibid., p 133 [23] Bouzar Dounia Kada Saïda, L'une voilée, l'autre pas. Le témoignage de deux musulmanes françaises. op. cit., p 133 [24] Ibid., p92 [25] Taleb Ibrahimi Ahmed, De la décolonisation à la révolution culturelle (1962-1972), Alger, SNED, 1973, p 56 [26] Afif Naïma, Hassan El Banna. Textes originaux. Tawhid, 2010, p 223 [27] Bennabi Malek, Vocation de l'Islam, Ed. Al-Bouraq, Beyrouth, 2006, page 59 [28] Bennabi Malek, Le problème des idées dans le monde musulman, op. cit.,p 128 [29] Mohamed Salah Bendjelloul (1893-1985) . Issu d'une prestigieuse famille de Constantine liée au Ben Badis. Médecin de formation, il fut l'une des figures de proue de la Fédération des Elus et du Congrès Musulman qui revendiquait ardemment l'assimilation et la citoyenneté française à l'époque du projet Blum-Violette en 1936. [30] Bouzar Dounia, Kada Saïda, L'une voilée, l'autre pas. Le témoignage de deux musulmanes françaises. op. cit., p 116 [31] Le Cour Grandmaison Olivier, Coloniser exterminer, Sur la guerre et l'Etat colonial, Alger, Casbah Editions, 2005, p 137 [32] Ibid., [33] Nouschi, Prenant, Lacoste, Algérie, passé et présent, Ed. Sociales, 1960 page 305 [34] Comte d'Hérisson, La Chasse à l'homme, Ed. Paul Ollendorf, 1866 [35] Montagnac (colonel de), Lettres d'un soldat, paris, 1885. [36] Saint Arnaud, « Lettre du 28 mars 1843 », in Lettres du Maréchal Saint-Arnaud, op. cit., t.I, p 448, cf, Le Cour Grandmaison, Coloniser exterminer, Sur la guerre et l'Etat colonial, op. cit, page 190 [37] Dounia Bouzar Saïda Kada, L'une voilée, l'autre pas. Le témoignage de deux musulmanes françaises. Albin Michel, Paris, 2003, p 82 [38] Voir son ouvrage Les conditions de la renaissance. Editions ANEP, 2005, Alger pp 155-159 [39] Taleb Ibrahimi Ahmed « Les faux délivrés » in le Jeune Musulman N° 27, 22 DjoumâdaII 1373/ 26 février 1954 , [40]Taleb Ibrahimi Ahmed « Les faux délivrés » in le Jeune Musulman N° 27, 22 DjoumâdaII 1373/ 26 février 1954 , [41] Ibid., [42] Bennabi Malek « A la mémoire de Ben Badis » Que-sais-je de l'islam, n°3, Alger, avril 1970, in Bennabi Malek, Mondialisme, Dar el-Hadhara, Alger, page 184-188