Ceux qui sont restés sont convaincus d'être dans une impasse. Ceux qui sont partis estiment être parvenus à un cul-de-sac. Les uns veulent partir, les autres espèrent revenir. Ils n'ont pas le même âge. Ils ont un même pays, l'Algérie. En 1990, la coulée verte envahissait Alger et le pays tout entier. Ah ! le souvenir de la grande marche du FIS et du règne de la vocifération. C'était au temps où il était bon de respecter ses poils et porter guenilles. C'était au temps où la lèpre s'était mise sérieusement à attaquer les murs de la cité. La langue véhiculaire des Algériens, — l'arabe de nos mères et d'Al-Anka —, a prêté le flanc aux écorchures, toutes les écorchures. Subitement on a découvert qu'on n'avait plus le droit de dire “salut frère !” au singulier. On a appris que “le matin du bonheur soit sur nous” était une expression impie. On a appris qu'il devenait salutaire de s'imbiber de vocables tels que “haram”, “layadjouz”, “qassamane bilah”, “mourtad, taghout…” On a vite su qu'il était recommandé de sentir le musc et de se noircir le contour de l'œil au khôl. On a découvert soudainement que Dieu nous découvrait enfin puisque partout où les musulmans se rassemblaient son nom s'inscrivait dans le ciel. Les couleurs de la ville commençaient alors à muer. la mer à laquelle nous tournions déjà le dos s'est faite toute petite. Meurtrie, chagrinée, mais impuissante. Nos femmes disparaissaient sous le jute. Pas même la soie, Bon Dieu ! Le paysage, qui a besoin de neuf degrés sur l'échelle de Richter, s'est promptement transformé. Tout cela en silence. Sans musique. Interdit ! Terrible était cette année-là qui sourdait de menaces que personne n'osait encore entendre. Les signes annonciateurs avaient pourtant été très forts. Les apprentis muftis s'égosillaient de toutes parts et à toute heure… Les agressions, bénignes au regard de ce qu'il allait advenir, commençaient déjà. L'alarme n'a pas déclenché de réactions. Très vite les choses se sont gâtées. Le crime a surgi et avec lui la lâcheté, la peur et heureusement… le courage. Aucune couche de la population n'a été épargnée. Nous ne referons pas le bilan ici. Il est malheureusement connu de tous. La fuite, le réflexe salutaire La fuite, réflexe salutaire quoi qu'on en dise, a existé. Elle a représenté une forme de mort pour l'Algérie. Les institutions les plus diverses et les plus importantes du pays ont été démembrées. Par hordes entières, souvent sans bagage, parfois sans femme ou sans mari, sans enfant, d'éminents cadres de toutes professions, mais aussi des fonctionnaires, des ouvriers, des sans-titre ont pris la route des frontières. “Ar la Maison-Blanche” disait El Hasnaoui… Qu'importait la destination. La fin justifiait les moyens. Il fallait vite se retrouver là-bas. À l'abri du péril. On partait alors sans projet. La place Denfert-Rochereau a vu défiler des Algériens avec des ribambelles d'enfants et 200 FF en poche. Désemparés, ils ont squatté les cabines téléphoniques du coin. Le premier arrivé qui était lui-même dans la nasse devenait contre son gré et au défi de ses moyens un hôte. Ils étaient journalistes, professeurs, comédiens, chanteurs, ingénieurs, techniciens, policiers, militaires… Ils laissaient un vécu, des amis, un futur… En France où la majorité a atterri, les interrogations ont vite surgi. Il y avait là, officiellement, 200 000 âmes en détresse. Sans doute le double aujourd'hui puisque le flot n'a jamais tari. Qu'allaient-ils faire ? Qu'allaient-ils devenir ? Comment allaient-ils se nourrir, subvenir au quotidien, affronter l'urgent ? Sans doute les plus jeunes bardés de diplômes allaient-ils se recycler, se former davantage pour enfin s'intégrer. Mais comment était-ce possible puisqu'il fallait de suite gérer le jour, la nuit et le ventre ? Les amis et la famille étaient là, mais ils ne pouvaient être là qu'un temps. La France est un pays de factures. Un monde hideux qui ne pardonne pas ! Quand on est à Paris, à moins 5° Celsius et sans un sou, on n'est plus dans Hugo, Lamartine ou Montesquieu, on est dans la gadoue ! Alors tout ce beau monde, chaque jour un peu plus traumatisé par les nouvelles du pays, va s'entasser pêle-mêle dans des petits réduits, des arrière-boutiques, des caves de bistrot, dans les foyers associatifs… “Ces papiers qui n'arrivent pas” Et ces papiers qui n'arrivent jamais, ce sésame qui va permettre un début de recherche d'emploi lui-même aléatoire… Le déclassement, la descente aux enfers commencent. Djamel Becheri, lui-même ancien billettiste à Horizons et accessoirement topographe était arrivé avant tout ce monde à Paris. Lui avait tout bêtement succombé à la sanglante éructation d'Octobre 1988. Arrivé en France, il a tôt fait de comprendre qu'il était inutile d'insister. Comme il avait pour lui la force en plus des diplômes et du verbe, il s'est improvisé garde du corps — de Fabrice Tiozzo et Florent Pagny entre autres—, puis inspecteur de magasin. Il a fait de la sécurité son métier, une raison d'être. Il est devenu chef de sa propre entreprise. Pendant que crépitaient les glands en Algérie, il s'est fait un devoir de recueillir dans sa boîte tous ceux qui arrivaient désemparés et qui étaient en quête d'un premier revenu. Pas moins de cent journalistes, maquettistes, photographes, comédiens, cinéastes, informaticiens, interprètes ont été ainsi obligés d'apprendre le métier d'inspecteur. Ce titre ronflant signifie que tout ce beau monde était chargé en échange du Smig d'interpeller les voleurs dans les Bricorama d'Île-de-France. Imaginez toutes ces solitudes égarées dans les banlieues parisiennes… Il y avait parmi ce panel un journaliste de Liberté, un ancien rédacteur en chef de la télévision algérienne, un réalisateur aujourd'hui établi à France 2, un grand artiste peintre, un cinéaste de renom, un ancien secrétaire de rédaction d'Algérie-Actualité… Ailleurs, des docteurs d'Etat se sont retrouvés professeurs d'école, appellation pompeuse qui signifie maîtres du primaire. D'éminents spécialistes en médecine se sont retrouvés FFI, soit faisant fonction d'interne. Ou pire, infirmiers ou aides-soignants. Un professeur de littérature qui a occupé le poste de chef de département des langues romanes à Alger nous racontait son passage devant une inspectrice des collèges dans un bahut de banlieue : “J'avais prévu un contrôle. Elle a débarqué et exigé un cours. J'ai improvisé une leçon de littérature. Elle m'a recalé. Depuis, je suis au chômage.” Il a acquis son doctorat d'Etat en France, mais il porte un nom à consonance “discrimination positive”… Fellag est au firmament. Sans un coup de pouce du destin, il aurait fini amuseur public dans l'Isère. Ainsi aurait été le sort de Sid Ahmed Agoumi et de Slimane Benaïssa n'eusse été ce talent nécessairement reconnaissable un jour ou l'autre. Que dire de nos chanteurs et chanteuses ? Nos stars, elles ont été réduites à aller se produire dans des cafés arabes ou un circuit de salles obscures, jamais effleurées du regard par les médias même les plus spécialisés, même les moindres. Sur combien de doigts peut-on compter aujourd'hui les talents algériens portés au pinacle par les médias français, notamment les lourds ? Ne nous racontons pas d'histoire, la France est un pré-clos, et ni les écrivains de circonstance ni les conférenciers professionnels — pleureuses qui disent l'Algérie sous toutes les coutures à plein temps et contre euros sonnants et trébuchants — ne pourront nous contredire. Combien de journalistes de grande plume, de grands francophones ayant eu un nom en Algérie sont devenus de notoires éditorialistes en France ? Les enfants bercés par le yaourt Ils ont eu des enfants dans l'Hexagone, des gosses qui ont grandi bercés par le yaourt, Nike et le Petit Chaperon rouge. Ils sont supporters de l'OL, l'OM ou le PSG, ils vibrent pour les Bleus, ils connaissent les déboires de Domenech, mais ignorent totalement le passé et le présent de Ali Fergani. Ils disent : “Papa, je ne suis pas algérien, je suis français d'origine algérienne.” Vrai, réel, juste ! Et puis il y a Noël, Pâques, le jour de l'an, Disney Land, la playstation… Il y a toutes ces choses qui font un monde duquel la mère ou le père, quinquagénaires, se sentent nécessairement exclus. Alors progressivement arrivent les conflits exacerbés par les périodes de chômage inévitables et les mises en demeure des banques et des organismes de crédit. Des familles entières, des couples ayant vécu en toute harmonie dix, vingt, trente ans ensemble se sont fracassés une fois le logement, les papiers obtenus et la réalité glauque apparue. Des couples d'avocats, de journalistes, d'universitaires, d'ouvriers ont divorcé, se sont entre-déchirés devant les tribunaux français pour des raisons qu'ils ignorent. Par peur du lendemain. La tentation du retour Alors beaucoup aujourd'hui parmi ces rescapés de la décennie rouge vivent des heures noires. Certains ont déjà repris leur bâton de pèlerin et se sont “replantés” en Algérie. Un pays où faute d'abondance, la lumière et le rire abondent. D'autres, ils sont des milliers, envisagent sérieusement de rentrer. Ils ont compris que la douleur n'a pas entamé l'Algérie. Ils savent que comme d'autres contrées, elle est peuplée de bons et de mauvais. Ils savent que corrompus et corrupteurs y foisonnent. Ils savent que la justice n'y a pas encore élu domicile. Ils savent que l'argent y est roi. Ils savent, cependant, qu'ici ils pourront se reconstruire. Inversement, les jeunes d'une autre génération titillent la mort quotidiennement pour tenter de joindre les rives de ce qu'ils croient être l'éden. Nous n'en voudrons pour exemple que ces deux jeunes Algérois retrouvés asphyxiés dans un conteneur sur le port de Annaba, il y a trois jours. Presque morts de ne pas avoir rencontré l'objet de leur désir : Marseille. Que seraient-ils devenus s'ils étaient parvenus à mauvais port ? Ils auraient rejoint les dizaines de milliers de leurs compatriotes et congénères qui hantent les cafés, ruelles et marchés de France dans l'attente d'un hypothétique mariage ou d'une fortune tout à fait incertaine. Là-bas, et depuis que l'Algérie est jugée démocratique et solvable par la France, ils se heurtent régulièrement au rejet des demandes de cartes de séjour. Les arrêtés de reconduite à la frontière ne les dérangent nullement. Ils travaillent, se serrent la ceinture, se serrent les uns contres les autres. Et ils comptent leurs sous. Chaque jour travailler sur les bords de Seine en vaut dix ici. Alors de quoi se soucieraient-ils ? Bravant la loi et les risques, ils demeurent. Ils savent qu'au bout du compte, même s'ils se font expulser, ils reviendront peut-être menottés mais gagnants. Ils auront amassé en quelques années ce que jamais ils n'auraient pu mettre sous le coude en une vie dans leur pays. Ces bataillons de sans-papier sont d'une autre génération et d'une autre texture que les exilés des années 90. Détiennent-ils la vérité ? Est-elle l'apanage des aînés qui songent au retour ? La réponse importe peu. Seule compte cette certitude : l'Algérie si riche, si généreuse continue de bousculer ses enfants. Elle ne sait plus où les poser. “Am afroukh ifereless”, telle l'hirondelle... Dieu que la France est bonne et que l'Algérie est belle ! M. O.