Après plusieurs décennies, le gouvernement découvre paradoxalement, du jour au lendemain, l'existence d'une situation de "monopole" sur le marché du sucre en Algérie. L'Exécutif a chargé son ministre du Commerce d'annoncer la "découverte" au peuple algérien. Si son prédécesseur déclarait, il y a à peine 4 ans, que la filière ne souffrait aucune pratique monopolistique, Bakhti Belaïb soutient, aujourd'hui, le contraire. L'occasion lui a été offerte dimanche dernier en marge d'une visite de travail à Oran pour évoquer ce soudain "manquement à la réglementation" exercé, estime-t-il, sur le marché. Il reconnaît, toutefois, qu'il "n'y a pas de problème d'approvisionnement en sucre, ni même celui de la disponibilité de la matière première". Ce qui signifie clairement — ce que M. Belaïb évite d'aborder — que les besoins nationaux sont couverts dans leur totalité. En termes plus clairs, le marché n'enregistre pas de pénurie ou de quelconques perturbations. Que le ou les opérateurs soient remerciés à ce propos. Car, de nos jours, il n'est point aisé de satisfaire la demande nationale si l'investisseur ne met pas les gros moyens et ne consent pas beaucoup d'efforts pour ce genre d'industries. Même si de tels dysfonctionnements (pénurie) sont remarqués sur le marché, cela ne peut être le fait du monopole tel que le prétend M. Belaïb. Le ministre, se cramponnant à son constat, se veut néanmoins... rassurant : "Le monopole sur le marché du sucre ne durera pas longtemps. Dans moins d'un an, le nombre des investisseurs privés dans ce secteur sera pas mal et ils pourront subvenir à la demande et mettre un terme à cette situation de monopole." Qu'à cela ne tienne, d'aucuns se demandent quelles sont les raisons qui ont poussé le premier responsable du département du Commerce à révéler une telle "transgression de la loi" dans ce créneau, notamment en ce moment précis, c'est-à-dire au lendemain des accusations de son collègue de l'Industrie à l'encontre du patron du groupe Cevital ? Le timing des événements est, faut-il le souligner, un peu suspect étant donné que ce gros investisseur a fait ses preuves dans la production du sucre dans notre pays. Le ministre "ignore" le Conseil de la concurrence ! Hasard du calendrier, pure coïncidence ou acte exécuté sciemment ? À l'opinion publique nationale de juger. Cela étant, les déclarations de M. Belaïb ont, elles-aussi, enfreint la réglementation, d'autant plus que ce type de constats relève, en principe, du Conseil de la concurrence (CC), seule institution habilitée à s'exprimer sur de telles affaires. Cette structure existe bel et bien depuis 2013 et son président s'appelle Amara Zitouni. Jusqu'à preuve du contraire, cette structure n'a, à notre connaissance, pas été destinataire d'une plainte dénonçant une situation de monopole dans ce créneau. Une fois saisi, le Conseil de la concurrence, seul, peut établir un constat et annoncer, si besoin est, les sanctions prévues par la loi. Pour revenir au mot "monopole" utilisé par le ministre, l'on pense qu'il n'est pas d'à-propos puisque le marché du sucre est animé actuellement par une dizaine de gros opérateurs publics et privés. Il existe d'autres opérateurs, des usines, des raffineries publiques, des importateurs, des conditionneurs... Où est donc le monopole ? Quant à l'allusion faite au groupe Cevital, celui-ci a été d'ores et déjà disculpé par l'ex-ministre qui parlait à cette époque de "position dominante" qui n'est pas interdite par la loi. "Lorsqu'un opérateur dépasse 45% de parts de marché, on parle d'une position dominante. En revanche, la loi interdit l'abus dans l'utilisation d'une telle situation", expliquait-il. Et en cas d'abus de cette position dominante, précisait-il, il revient aux concurrents de "protester auprès du Conseil de la concurrence". Les abus de position dominante, faut-il l'expliquer, ce sont des situations où une entreprise et parfois plusieurs entreprises, sans avoir besoin de s'entendre,"disposent d'une position sur le marché suffisamment puissante pour fixer leurs prix (ou leurs conditions commerciales) à un niveau supérieur à celui qui résulterait d'une situation concurrentielle". (Article 7 de l'Ordonnance modifiée et complétée n° 03-03 du 19 juillet 2003). Quid de la production de la canne à sucre ou de la betterave sucrière ? Par ailleurs, briser le monopole — si monopole il y a —, c'est bien, mais encore faut-il ne pas continuer à importer la matière première, le sucre roux pour le raffiner et en faire un produit alimentaire. Autrement dit, il serait plus judicieux et plus rentable d'encourager la production de canne à sucre ou de betterave sucrière dans notre pays, comme envisage de le faire le président de Cevital, au lieu de continuer à dépenser des millions d'euros ou de dollars dans les importations de cette matière première. N'est-ce pas là une mesure de rationalisation à laquelle ne cesse d'appeler le gouvernement en cette période de crise ? C'est, en fait, ce challenge que doivent relever en ce moment certains membres du gouvernement au lieu de s'attaquer à des hommes qui, entre autres défis, ont fait passer l'Algérie de pays importateur net à un pays exportateur dans plusieurs secteurs d'activités. Cela suppose, bien entendu, que les besoins du marché national sont préalablement couverts à 100%. L'on se demande encore pourquoi le CC n'a pas exercé toutes ses prérogatives, notamment celle de s'autosaisir au cas où il constaterait une situation de monopole qui est interdite par la loi ? La réponse est on ne peut plus claire : soit le CC n'a pas relevé une telle incongruité sur le marché du sucre, car celle-ci n'existe pas réellement, soit il a tout simplement préféré fermer les yeux, ce qui est grave pour une institution censée garantir les règles de la concurrence dans notre pays. Le CC est appelé à identifier les meilleurs instruments de régulation du marché et assurer le suivi et la surveillance de celui-ci (le marché) par rapport aux impératifs de libre concurrence et de respect de la loyauté des prix. Outre des outils de répression des pratiques illégales des entreprises, le CC détient d'autres leviers de contrôle préventif des agents économiques. C'est le cas de la délivrance de l'attestation négative, document prouvant que les entreprises ne sont pas dans une position d'abus de position dominante, ainsi que les autorisations notifiées aux opérateurs qui réalisent une opération de concentration (fusion, rachat d'actions), et ce, lorsque celle-ci vise à atteindre une part de marché de plus de 40%. Dotée également du pouvoir d'autosaisine, l'institution, qui doit être autonome et indépendante, dispose aussi de prérogatives conservatoires traduites par des injonctions qu'elle peut formuler à l'égard des acteurs économiques qui commenceraient à commettre des pratiques anticoncurrentielles à l'effet qu'ils cessent immédiatement leur comportement délictuel. En tout cas, le ministre du Commerce l'a bien promis, tous les projets d'usines publiques et privées qui seront réalisés prochainement contribueront à freiner ce prétendu monopole et le problème du sucre connaîtra, ainsi, une "solution définitive". L'avenir nous le dira... B. K.