Avec sa disparition, c'est toute une page de l'histoire de l'Algérie combattante qui est définitivement tournée. Il part sans assister à l'avènement de l'Algérie dont il a rêvé. La rumeur avait déjà enflammé le web avant que l'information ne tombe tel un couperet : le "dernier des Mohicans", sans doute la dernière grande figure historique du mouvement de libération nationale, Hocine Aït Ahmed est décédé hier à l'âge de 89 ans. "Nous apprenons avec une immense douleur le décès ce matin à l'hôpital de Lausanne de Hocine Aït Ahmed, historique du mouvement national et de la Révolution algérienne, fondateur et président du Front des forces socialistes, des suites d'une longue maladie", annonçait laconiquement un communiqué du FFS, parti qu'il a fondé au lendemain de l'Indépendance pour protester contre "l'armée des frontières" qui a accaparé le pouvoir et les dérives de l'Assemblée constituante dont la mouture a été rédigée dans une salle de cinéma, l'Atlas. Il faut dire qu'Aït Ahmed était affaibli depuis longtemps, pratiquement depuis son infarctus en 1999 alors qu'il était en campagne pour l'élection présidentielle, un rendez-vous dont il s'est retiré à la veille du scrutin en compagnie de six autres candidats. Au début de l'année, alors que les rumeurs circulaient sur la détérioration de son état de santé, le FFS s'est fendu d'un communiqué reprenant le bulletin de santé transmis par sa famille. "Âgé de 88 ans, son état de santé est marqué par la série d'accidents vasculaires cérébraux (AVC) sans latéralisation, qu'il a subie l'année écoulée. Ces derniers, consécutifs à des troubles du rythme cardiaque (infarctus en 1999 avec fibrillation auriculaire), ont affecté en particulier le centre de la parole", avait écrit le FFS. Homme à la stature imposante, au parcours atypique, Aït Ahmed, engagé très tôt dans le mouvement national, aura été, pendant soixante-dix ans de militantisme, d'une rare constance : il n'a jamais troqué ses idéaux et ses principes pour l'attrait du pouvoir. Epris de liberté, il s'oppose dès 1962 à ceux qui ont confisqué l'Indépendance en créant un parti d'opposition et en militant pour la démocratie. Même durant ses années d'exil, il ne cessera de plaider la cause des droits de l'Homme pour laquelle il a consacré une thèse de doctorat. Au milieu des années 80, il scelle la réconciliation avec Ahmed Ben Bella, par l'entremise de Me Mecili, éliminé deux ans plus tard à Paris par un truand. Aït Ahmed accuse alors les services algériens couverts par la complicité des services français. À l'ouverture démocratique, Aït Ahmed retrouve le pays et s'engage avec son parti dans le processus électoral qui aboutira à la victoire du parti dissous en 1991 lors des premières élections législatives pluralistes. Ayant eu vent de la volonté des militaires d'arrêter le processus électoral, Aït Ahmed organise, le 2 janvier 1992, la plus grande manifestation populaire jamais connue par Alger depuis l'Indépendance du pays pour plaider l'organisation du deuxième tour. Malgré les sollicitations de l'état-major de l'armée pour prendre les destinées du pays, Aït Ahmed décline l'offre et "dénonce un coup d'Etat". Il tente même, en vain, de dissuader Boudiaf dont on connaîtra le sort par la suite. L'élimination de Boudiaf le pousse de nouveau à l'exil avant de revenir en 1999 pour l'élection présidentielle qu'il finira par abandonner à cause d'un infarctus. Entre-temps, il participe activement à la conférence de Rome. Mais pendant toutes ces années, durant lesquelles le pouvoir menait une guerre contre l'islamisme, Aït Ahmed ne cessait de dénoncer les violations massives des droits de l'Homme, ce qui lui vaudra une campagne hostile de la part du même pouvoir et de ses relais. À l'inverse de nombreux de ses compagnons d'armes ou d'autres encore, il n'a jamais succombé à l'attrait du pouvoir, préférant le combat pour l'émancipation de ses concitoyens. Même s'il a écrit de nombreux livres dont Mémoires d'un combattant, Aït Ahmed part en emportant sans doute une partie de l'histoire de l'épopée de la Révolution. Il part sans assister à l'avènement de cette Algérie pour laquelle il s'est sacrifié, une Algérie libre et démocratique. Mais comme il a été une grande école, il lègue à la postérité de grandes leçons de militantisme. "Le militant politique n'est pas un faiseur de miracles. Ni un gladiateur des temps modernes. Il est au mieux et quand les conditions de sa société le permettent, un citoyen conscient des enjeux du moment", disait-il. On ignore s'il sera enterré à El-Alia ou dans sa région natale, à Aïn El-Hammam près de sa mère, mais il mérite des funérailles nationales. À la dimension du géant qu'il était. K.K.