Dans l'avion Alger-Lille, nous sommes déjà dans l'ambiance et sous une influence amazighe : de nombreux passagers, femmes et hommes, bavardent tranquillement en langue kabyle. Au débarquement, cette ambiance se confirme : ceux qui arrivent et ceux qui partent se connaissent tous, s'interpellent, se saluent à haute et intelligible voix dans cette langue que nous aimons tant. Ali, notre partenaire pour notre manifestation, arrive, avec les cinq minutes de retard obligatoires, et nous voilà partis pour la gare de Lille où nous récupérons Mouloud Mimoun et le film programmé à cette occasion : Si Mohand u M'hand, signé Yazid Khodja et Rachid Benallal. Nous nous rendons compte alors que le trio Mouloud-Yazid-Boudj des années 1970 est reconstitué. Cette impression est d'autant plus forte qu'elle baigne dans une ambiance musicale signée Djamel Allam. Mouloud, agréable et volubile comme à son habitude, nous rappelle les nombreuses villes, les multiples festivals où nous allions des années durant présenter, protéger nos films. Un film, c'est si fragile, et chaque projection ne commençait alors qu'après une chanson de Djamel, soit Ouretsrou soit Mara dyoughal. Revenons à notre raison d'être à Lille et à notre ami Ali. Pour rappel, Ali Bouhouf, 30 ans à peine, a quitté l'Algérie et sa ville natale Tizi Ouzou il y a seulement quelques années et il a déjà tout compris. Il a trouvé un boulot, il s'est “débrouillé” un appartement dans les quartiers sud de la ville, c'est-à-dire les quartiers populaires, et a créé l'association Sud Nord Evolution. Tout cela illustre bien le grand dynamisme de ce garçon. Il bouge, il rassemble, il fédère. En deux jours seulement, plusieurs émissions de radio sont programmées, de multiples rencontres sont organisées et de nombreux contacts sont établis. Il faut, en effet, coûte que coûte remplir la salle (200 places), en réalité l'auditorium du magnifique nouveau palais des Beaux-Arts de Lille.Le contrat est rempli à notre satisfaction à tous. La salle est, en effet, pleine pour la projection. Les nôtres sont venus et aussi les autres, ceux qui aiment notre pays, ceux qui sont proches de nous. Le film, malgré ses maladresses, a été reçu pleinement et le débat nous a rappelé des moments forts de la Cinémathèque algérienne. Tout s'est déroulé dans un climat serein et positif. Il ne pouvait d'ailleurs en être autrement avec des animateurs de la trempe de Yazid Khodja, éducateur et pédagogue, ou Mouloud Mimoun avec sa bonne humeur et ses anecdotes. Nous avons compris à cette occasion que Mouloud a raison lorsqu'il répète ce qu'il dit depuis trente ans : “Un film, c'est son lieu de projection.” En effet, cela nous a été confirmé lorsqu'en plein milieu du film, quand apparaît Dahmane Aidrous avec sa démarche, sa belle tête et sa voix diseuse de poèmes, magnifiquement servie par l'image de Allal Yahyaoui, une vieille dame bien de chez nous s'est mise à déclamer, de façon instinctive, en même temps que l'acteur et dans une langue aussi belle et parfaite, les poèmes de Si Mohand ! Alors, la salle a été subjuguée et les spectateurs se sont retrouvés dans un climat chargé d'émotion. Beaucoup d'entre eux n'ont pu retenir leurs larmes. Cette manifestation nous a également persuadé d'une chose : ce film rencontrera son public, un public important, à l'occasion du centenaire de la disparition du poète, en 2006, avec l'aide d'une solide campagne de lancement et surtout du “bouche à oreille”. De nos rencontres en compagnie d'Ali, nous n'oublierons jamais celle de ces deux Kabyles parisiens qui ont fait le déplacement de Lille pour rencontrer Si Mohand, le poète, l'insoumis, ou celle encore avec Dahmane, l'ex-maire d'Azzefoun, aujourd'hui exilé, qui ne rêve que de retour pour poursuivre l'œuvre de son père maçon durant cinquante ans : continuer à construire Azzefoun pour en faire une perle, et qui reprenait souvent à qui voulait l'entendre, cette vérité empruntée à Ali Zaâmoum : “Je suis Algérien, donc Amazigh”, ou encore cette rencontre avec Azzouz Hachelaf, architecte musicien, chargé d'entretenir le climat poétique durant tout notre séjour. Pour notre part, nous avons permis à Ali et les siens de rencontrer Rachid Hadj Lazib, notre pote, ex-patron du SGT au ministère du travail, mis à la retraite prématurément à l'âge de 39 ans. Ce dernier nous a demandé, intrigué et curieux, pourquoi aujourd'hui les artistes revendiquent-ils un statut ? Nous sommes tentés de terminer notre texte en pensant à Fassbinder, cet immense cinéaste allemand, qui nous pardonnera certainement de tronquer quelque peu le titre d'un de ses films-culte et de dire avec lui : “Tous les vrais s'appellent Ali.” B. K.