Dans ce livre, Arezki fait montre d‘une lucidité et d'un état d'alerte peu communs, mais surtout d'une mémoire phénoménale. Je ne sais pourquoi, mais la première idée qui m'a traversé l'esprit et s'est imposée à moi, incontournable, une fois tournée, non sans regret, la dernière page (190) de ce merveilleux texte d'Arezki Metref, c'est qu'en parcourant à toute petite vitesse afin de bien profiter de ces paysages qui se déroulent au gré de ses pérégrinations d'arpenteur géolittéraire, je me revoyais découvrir un des plus énigmatiques et des plus talentueux textes du chroniqueur arabo-persan Badi Ezzamane El-Hamadhani (969-1007) qui se livrait précocement à un véritable et profond état des lieux d'une civilisation (arabo-musulmane) en plein essoufflement qui n'est pas sans rappeler l'usure actuelle de la société algérienne ruinée par cette gabegie et cette corruption qui efface progressivement de notre mémoire culturelle cette Algérie que nous avions vécu et dont nous ne pourrons plus rêver quoi qu'il advienne. Hélas ! Ce qui m'a, en quelque sorte, imposé cette idée de comparaison (avec raison), c'est surtout la qualité intrinsèque de la littérarité et du génie métaphorique et symbolique qui traversent ces textes de ces deux chroniqueurs à plus d'un millénaire près et en des langues si différentes et pourtant porteuses d'un continuum culturel critique sans complaisance. Bien entendu, on décélera aussitôt cette commune et partagée polarité émettrice des discours par deux observateurs attentifs aux moindres frémissements jusqu'aux plus conjoncturels d'un monde en gestation et en turbulence. J'ai même trouvé, allez savoir pourquoi et comment, une parenté complice très forte intemporelle (miracle du comparatisme) entre d'une part l'Amazigh Arezki Metref, chroniqueur de son état actuel, toujours en alerte avec cette incroyable mémoire de ses propres escapades dans une Algérie exsangue et meurtrie par un terrorisme assassin et criminel, et d'autre part l'inénarrable personnage interlope, Abou Feth El-Iskandari des "maqamate" (séances) de Badii Ezzamane, chroniqueur de ce temps révolu qui aura marqué les annales de géographes arpenteurs, témoins à l'instar d'El-Muqadissi peu avant la déferlante terroriste des "Hachachins" de Hassan Essabah. Le somnambule, à vrai dire le solitaire rêveur promeneur en tout comparable à l'inégalé poète Guillaume Apollinaire, Arezki fait montre d'une lucidité et d'un état d'alerte peu communs, mais surtout d'une mémoire phénoménale qui rendrait jaloux Proust mourant d'envie de croquer une madeleine ramollie au thé à la bergamote ou suçant un sucre imbibé d'absinthe. L'état des lieux auquel se livre, non sans quelque nostalgie, Arezki est à ce jour le rare témoignage sur une Algérie de jadis, strangulée par une implacable dictature totalitaire, mais dans laquelle pourtant se continue et persiste une espèce de folie de survivre toute méditerranéenne qui fait se complaire dans l'absurdité d'un bonheur éphémère toute une génération de mendiants d'amour orgueilleux mais loin de toute paresse. On retrouvera cette mémoire dans l'évocation que consacre notre arpenteur géolittéraire à un auteur haut en couleur, l'Egyptien Albert Cossery, l'inoubliable locataire d'une chambre d'hôtel à vie, à Paris où il décéda. Si Abou Feth El-Iskandari, sous la plume de Badii Ezzamane El-Hamadhani, ne revient jamais chez lui ni sur les mêmes lieux d'une séance à l'autre, Arezki l'arpenteur somnambule remet constamment les pieds en Algérie et même récidive en Egypte pour y rencontrer le grand Nagib Mahfuzh au lendemain de son Nobel et arrive à lui arracher un entretien d'une... demi-heure (prodige). Coup de maître qu'aucun journaliste ni chroniqueur algérien ou maghrébin arabophone n'avait réussi à réaliser. Mais les itinéraires divergent. L'Oriental Badii Ezzaman, quelque peu contrit et obligé par une tradition scripturale établie et quasiment scellée comme une tradition prophétique (sunna), ne se tournera jamais vers l'Occident, même musulman. Tel un zombi des temps obscurs, il attendra patiemment pour l'éternité, comme une phalène, l'hypothétique jet des Lumières que le soleil d'Allah faisait briller autrefois sur un Orient avant que l'obscurantisme des "Hachachins" ne le plonge à jamais dans les ténèbres des cercles infernaux dantesques. Pourtant, Abou Feth El-Iskandari ne rencontrera jamais le damasquin Ibn El-Qarreh que Dante réinvestira dans la Divine Comédie du côté du Purgatoire. Celui-là même qui tarde à venir, ici, chez nous pour nettoyer les Ecuries d'Augias. Quant à Arezki, le voilà portant son baluchon comme l'aède Mhand Oumhand ou traînant de par le Vieux Port vers l'embarcadère de la Joliette, son cabas d'émigré tout rempli de littérature et de livres achetés aux rayons des remises chez Gilbert Jeune, non loin de la gare Saint-Charles entre Les Belles de Mai et les quais de Marcel Pagnol où se perpétue, et à ce jour encore, la partie de pétanques de Marius et ses adversaires César et Panisse "jouant" l'apéro de midi en attendant que Fanny grille sur le barbecue la sardine qui bloquait l'entrée du Vieux Port. Dans son cabas en complément de sa tête bien faite autant que bien pleine, Arezki a encore rapporté du pays de Cocagne au pays des Merveilles cette sève séditieuse de liberté et de rêves de vie immortalisée par des spectres tutélaires, à l'instar de Hemingway, Guillén, Garcia Marquez, Brecht, Mrozek, Pirandello, Piscator, Aragon, Boris Vian, Camus, Borges, Rainer Maria Rilke (RMR), tous prolixes en phrases et muets en verbe. Pourtant, la parole vivante est aussi présente dans ce somnambulisme de traversée où Serge Reggiani fait hurler ses loups dans la bergerie. L'imagination délirante de cet Amazigh vagabond et colporteur de liberté traque le son pour briser le silence. Voilà qu'il trouve et suggère subtilement, et sans aucune prétentieuse enquête de poulet ni de pandore une explication au meurtre involontaire d'un Arabe sur une plage d'Alger : Soleil vertical comme dans L'Etranger de Camus. Silence liquide (spn) perforé par les clameurs des baigneurs. Cymbales battant les tympans (p. 97). Une plaidoirie virtuose plutôt qu'une contre-enquête de circonstance. Chapeau l'artiste ! Cerise sur le gâteau à la crème de réglisse, une préface de mon ami Boualem Sansal qui, avec sa lucidité entêtée, continue à traquer la vérité et à dénoncer l'empire des forces du mal et du mensonge y compris de ces pays dits démocratiques et libéraux qui, pour prix de leur bien-être égoïste construit sur la misère des plus faibles et bâti sur les cadavres des plus fragiles, ont résolu de s'y tailler sur mesure une morale singulière qui concilie leur "puissance et grandeur avec la myopie" (sic). Mohamed Lakhdar Maougal, professeur, écrivain La Traversée du somnambule d'Arezki Metref, éditions Koukou, 190 pages, 2015