Monsieur le Président, En ces jours sacrés de fin de Ramadhan, entre la nuit du destin et l'Aïd El-Fitr, jour de paix et de réconciliation, je suis un père inquiet et en colère. Inquiet parce que mon fils, Mehdi Benaïssa, est en prison, en colère parce que je ne sais pas exactement pourquoi. Certes, j'ai confiance en la justice de mon pays et mon devoir même est d'être à son service. Mais quand beaucoup de mes proches et de moins proches me disent : "Il n'y a que ceux qui l'ont arrêté qui peuvent le relâcher", là, j'ai peur, très peur. Certains disent que c'est politique, d'autres affirment que ce n'est qu'administratif. Si les fautes sont administratives, qu'on le sanctionne administrativement et qu'on ne limite pas sa liberté. Si elles sont politiques, cela m'intrigue et m'interpelle : quelle politique mon fils fait-il, au nom de qui, au nom de quoi ? Je crois, Monsieur le Président, que notre société ne comprend pas sa jeunesse... Mon fils est le fils de "la chute du mur" et des idées. Il n'a pas grandi dans les idéologies, il a grandi dans la construction de valeurs. La génération de mon fils a des aspirations éthiques, elle ne revendique et ne défend que les valeurs qui lui permettront de s'épanouir et de se réaliser dans la société. Cette génération n'a d'autre ambition que de s'inscrire pleinement dans le monde, dans son époque, et pour cela, elle veut moraliser la vie sociale et politique : les uns par l'Islam, les autres par le respect de la loi et la démocratie. Les uns ont pris le maquis, les autres se font emprisonner. En réalité, tous ces jeunes sont unis pour le même projet. Ils ne le savent pas, c'est tout... Parce qu'ils diffèrent sur la manière et le contenu de sa réalisation. Aujourd'hui, ils sont mis face à face et les Etats s'érigent en arbitres. Mon fils ne fait pas de politique, ni pour les uns ni contre les autres. C'est sa jeunesse, sa compétence, sa modernité, qui sont hautement politiques et rien d'autre. Mon fils fait partie de la deuxième génération postindépendance. Cette génération a la mémoire lourde d'une histoire complexe : celle du colonialisme et de la lutte de libération que nous n'avons pas clarifiée pour eux et qui leur fut mal enseignée. Ils la subissent beaucoup plus qu'ils ne s'en nourrissent. Ils s'embourbent dans le reste des conflits historiques de leurs grands-pères, tout en essayant de résoudre les problèmes de leur avenir, de leur devenir. Quand on dit que mon fils fait de la politique (au sens où ceux qui l'accusent l'entendent, à savoir qu'il fait le jeu de tel clan par rapport à tel autre), on ne s'imagine pas qu'il faut le mettre dans une machine à reculer le temps pour qu'il en soit capable. Nous sommes à 70 ans de la guerre de libération pour ceux qu'ils l'ont faite, mais pour nos enfants, cette guerre c'est du passé, c'était il y a un siècle. Non parce qu'ils la méprisent, mais parce qu'ils sont inscrits dans une autre notion de temps. Nous n'avons pas les mêmes horloges dans nos têtes. Ils sont les enfants des réseaux sociaux et du numérique, ils parlent une autre langue que nous et nous devons apprendre à la parler si nous voulons continuer à communiquer avec eux. Nous devons être attentifs à leur humour, à leur rire, à leur manière de porter la dérision pour mesurer leur niveau de douleur et non de méchanceté. On ne peut pas les juger de manière décalée, dépassée. Cette façon de faire est en tout état de cause injuste, simplement par le fait qu'elle est historiquement anachronique. Monsieur le Président, Au bout de tous mes désespoirs, j'ai tenu parce que j'aime mes enfants, pas parce que ce sont les miens biologiquement, mais pour ce qu'ils sont devenus : braves, honorables, généreux, compétents, rigoureux dans leurs visions et dans leurs démarches, et j'en suis fier. Ce capital humain que représente mon fils et beaucoup de sa génération ne peut être mis sur le même pied d'égalité que n'importe quel autre capital. Ils ne relèvent pas de la même nature pour être inscrits dans les mêmes conflits. Monsieur le Président, Je me rends compte en vous écrivant que je n'avais rien à vous demander, mais j'avais envie peut-être de vous parler simplement, de vous dire que j'ai appris à ravaler mes larmes à chaque fois que j'avais envie de pleurer en me disant : on ne pleure pas son pays, parce qu'un pays ne se pleure pas. Je suis à un âge où ce sont mes enfants qui me pleureront et pas moi qui pleurerai mes enfants. Je souhaite mourir avec mes larmes pour l'honneur de mon pays et pour fleurir peut-être ma tombe. Si je devais les gaspiller de mon vivant, ce ne serait qu'en désespoir de tout. J'espère que la vie m'évitera cette déchéance. Nous avons éduqué nos enfants pour qu'ils nous éduquent. Nous avons aimé nos enfants pour qu'ils nous aiment. Nous les avons accompagnés dans la vie pour qu'ils nous accompagnent dans la mort. Nous avons enseigné à nos enfants l'art de défendre et de renforcer la justice là où elle doit l'être... non pour qu'ils la subissent injustement. L'amour dans lequel ils ont grandi s'inscrit dans une dialectique qui crée l'espoir, la force, la solidarité. Il forge la citoyenneté, malgré toutes les vicissitudes de l'histoire, les contingences de la vie et les douleurs non négligeables que nous avons vécues. Certain de votre grandeur d'âme, de votre générosité et de votre soif de justice, je vous adresse en toute confiance cette lettre, convaincu de l'attention que vous lui accorderez. Slimane Benaïssa