L'affaire de l'assassinat d'Ali Tounsi, ancien directeur général de la Sûreté nationale, est programmée pour aujourd'hui au niveau du tribunal criminel de la cour d'Alger. Mais il est fort probable que le procès soit reporté à cause du bras de fer qui risque d'être engagé entre la défense de son présumé assassin, l'ex-chef de l'unité aérienne de la DGS, Chouaïb Oultache, et le président de l'audience. La semaine dernière, la défense de Chouaïb Oultache a donné le ton en exigeant la production des preuves pénales et la convocation de témoins supplémentaires, avant le début de l'audience. Il faut savoir que les affirmations livrées par l'accusé, lors de la reconstitution du crime, sont en totale contradiction avec le rapport d'autopsie, l'enquête balistique et les investigations de la police judiciaire. Oultache a déclaré ce jour-là qu'il avait tiré une balle en l'air et quatre balles au niveau droit du thorax d'Ali Tounsi et qu'il a laissé celui-ci en vie avant de quitter son bureau pour sortir dans le couloir. Il a affirmé aussi qu'il a tenté de se suicider, mais que son arme n'a plus fonctionné. Alors, pour la décoincer, il l'a frappé contre un meuble du bureau du défunt Ali Tounsi. Durant la reconstitution des faits, il montre au juge d'instruction le meuble égratigné. Le rapport d'autopsie, lui, fait part de deux impacts de balles de trois centimètres au niveau de la tête de M. Tounsi dont un orifice sur la joue avec un ricochet sur l'épaule. La reconstitution est censée aboutir à deux choses essentielles : comment l'assassinat s'est déroulé et pour quel mobile ? Sur ce dernier point, l'auteur présumé du crime ne s'est pas expliqué. Dans cette affaire, sept personnes se sont constituées partie civile : la veuve Tounsi, ses deux filles et son fils, le secrétaire particulier du défunt DGSN, l'ex-directeur de l'administration générale au sein de la Sûreté nationale et l'ex-chef de sûreté de wilaya d'Alger. Quarante témoins ont été entendus par le juge d'instruction, dont le directeur central de la santé et des affaires sociales, l'ex-directeur des renseignements généraux au niveau de la DGSN et le gendre d'Outache qui était, au moment des faits, sous-directeur au niveau de l'entreprise ABM (Algerian Business Machines). La chambre d'accusation a bouclé son travail le 8 mai 2013. Ici, le déroulé de la version retenue par la justice : l'alerte sur une personne menaçant le DGSN dans son bureau a été donnée à la salle des opérations de la sûreté de wilaya d'Alger à 11h30. À son arrivée sur les lieux, l'équipe d'intervention a trouvé Oultache assis sur un fauteuil, à droite de l'entrée du bureau du DGSN avec dans la main une arme de marque américaine Smith & Wesson, dotée d'un chargeur à six balles dont deux sont retrouvées sans douilles, utilisées dans le crime, et les quatre autres bloquées dans l'arme après une tentative d'utilisation. Il était blessé au ventre et à la jambe gauche par des balles tirées par la garde rapprochée du défunt. Le défunt DGSN gisait, lui, sur le ventre, les jambes croisées, dans une mare de sang. Il avait dans la main, une lettre sortie de son enveloppe et un coupepapier. Tounsi a reçu, conclut l'enquête judiciaire, deux projectiles mortels à la tête. Les versions contradictoires d'Oultache Depuis sa première audition sur son lit d'hôpital, Chouaïb Oultache n'a cessé de donner des versions contradictoires. Voici la dernière par laquelle a été bouclée l'instruction et qui semble la plus complète. Dans la matinée du 25 février 2010, Oultache, chef de l'Unité aérienne, nommé quelques années auparavant à la tête d'une commission technique chargée d'évaluer les besoins de la DGSN en équipements modernes, n'a qu'une idée en tête : convaincre le défunt Tounsi de reporter la réunion qu'il a programmée avec des hauts responsables de la Sûreté nationale autour du développement et de la modernisation du secteur de la police. La veille, soit le mercredi 24 février 2010, Oultache tient une séance de travail avec ses proches collaborateurs. Son équipe d'experts doit mettre au point le rapport qui sera soumis le lendemain au directeur de la Police nationale. La réunion s'éternise, sans aboutir à la finalisation du document et surtout sans parvenir à apporter des réponses à des questions précises et pointues sur lesquelles le DGSN a demandé des explications. Le climat est délétère. Des soupçons de corruption pèsent sur le colonel Oultache depuis quelques semaines. Pour en avoir le cœur net, Ali Tounsi charge l'IGS (Inspection générale des services) de mener l'enquête. En arrivant ce 25 février à 10h au siège de la direction de la Sûreté nationale, Oultache se dirige directement vers le bureau du secrétaire particulier du DGSN et demande audience. Après un premier refus, il insiste pour rencontrer le DGSN, ne serait-ce que pour quelques minutes. Mais avant, des événements déterminants se sont déroulés. Le mystérieux informateur anonyme Ce matin-là, le DGSN demande une traduction en français d'un article paru dans l'édition du jour du quotidien arabophone Ennahar, évoquant une transaction douteuse concernant l'acquisition d'onduleurs par la Sûreté nationale, dans laquelle serait impliqué le colonel Oultache. Ce dernier aurait favorisé, dans la transaction, la société ABM où travaillait son gendre, Toufik Sator. Le journal annonce le limogeage d'Oultache. Le directeur de cabinet de Tounsi, lui aussi, a lu cet article au cours de son trajet vers le siège de la DGSN. Dès son arrivée, il se précipite vers le bureau de Tounsi et lui demande : "Est-il vrai que vous avez mis fin aux fonctions d'Oultache ? Est-il vrai que des poursuites judiciaires sont engagées contre lui ?" Ali Tounsi affirme que pour l'instant, rien n'a été entrepris contre lui. Alors d'où provient l'information d'Ennahar ? Le directeur de publication de ce quotidien soutient, devant le juge, qu'il l'a obtenue au téléphone, auprès d'un informateur anonyme. Et que c'est lui en personne qui avait briefé la journaliste auteure de l'article. Après la signature de son courrier, la lecture de l'article d'Ennahar et la discussion qu'il a eue avec son directeur de cabinet, Ali Tounsi reçoit enfin Oultache. L'accueil était sec. Oultache soutient durant son audition qu'il a trouvé Ali Tounsi dans un état de nervosité extrême. D'emblée, le DGSN refuse de reporter la réunion du jour, avant de lui asséner une série de reproches : pourquoi tous ces retards accusés dans les projets de modernisation du secteur dont ceux relatifs à la communication ? Pourquoi n'avoir pas équipé en nombre suffisant la sûreté de wilaya d'Alger en système PDA et autres équipements informatiques ? Pourquoi avoir arrêté, depuis 2006, l'acquisition d'hélicoptères malgré l'existence d'un budget ? La liste des remontrances s'étire jusqu'à provoquer la colère d'Oultache. Il assimile la réunion programmée ce jour-là à un procès contre lui et les membres de la commission qu'il préside. Surtout qu'elle allait se tenir sous forme de conseil d'administration et non en tant que réunion directoriale comme de coutume. Deux autres éléments vont accentuer l'inquiétude d'Oultache : premièrement, le DGSN a demandé à chaque directeur central de venir accompagné d'un spécialiste en informatique. Deuxièmement, le directeur de l'administration générale, Youcef Daïmi, a retiré la veille ses éléments de la commission d'évaluation. Oultache entre dans un état d'irritabilité extrême. Il reproche à M. Tounsi d'avoir envoyé l'inspection générale enquêter sur lui sans lui fournir les résultats de l'enquête. Oultache : "J'ai entendu une voix ordonner de nous achever tous les deux" Ali Tounsi demande à Oultache de rendre compte de sa "trahison" et lui fait comprendre, selon l'expression de ce dernier, que "c'est le jour du règlement de comptes". Le ton monte entre les deux hommes. Oultache lâche : "Ceux qui veillent à la concrétisation de tous ces projets de modernisation sont accusés par leur famille professionnelle de vol au lieu d'être remerciés pour leur travail." Ali Tounsi rétorque : "Tu es un traître." Oultache réplique : "C'est toi le traître et harki." Le DGSN : "Je suis un moudjahid." Oultache : "Tu as été moudjahid dans une prison 5 étoiles." Selon Oultache, le DGSN se lève et s'empare d'un coupe-papier. Oultache tire une balle en l'air pour montrer à son vis-à-vis qu'il était armé. Le DGSN continue à avancer. Oultache tire une autre balle, puis une troisième et une quatrième. Le DGSN tombe du côté droit de son bureau. C'est, du moins, la version donnée par le colonel Oultache lors de sa première audition et la reconstitution de la scène du crime. Auparavant, il avait déclaré au juge d'instruction avoir été très affecté d'être traité de traître, mais ne se souvenait plus de ce qui s'était passé après. Combien de temps est resté Oultache dans le bureau du DGSN ? 10, 15, 20 minutes ? Là encore, l'accusé déclare d'abord être resté dans le bureau de sa victime 5 minutes, puis 20 minutes et enfin 7 minutes. Oultache soutient avoir entendu une voix s'exprimant en français ordonner : "Achevez-les tous les deux..." Puis perd connaissance. Si Oultache maintient cette version au procès, à savoir ne pas avoir tiré en direction de la tête de Tounsi, se posera la question de savoir qui l'a fait alors ? Conservée pour les besoins du procès, la chemise de Tounsi ne porte, selon l'enquête, aucun impact de balles. Un crime sans témoins directs Le témoignage du secrétaire particulier du défunt DGSN est, à ce titre, intéressant parce qu'il a été en contact avec tous les cadres présents, au niveau du cabinet du DGSN. Selon lui, l'assassinat a été commis le jeudi 25 février 2010, aux environs de 10h45. Ce jour-là, une réunion était programmée entre Ali Tounsi, les directeurs centraux et le chef de la sûreté de la wilaya d'Alger autour de la modernisation des services de police. Les différents cadres de la Sûreté nationale ont commencé à arriver sur les lieux vers 9h30 et ont été orientés directement vers la salle de réunion après un bref passage au secrétariat du DG. Oultache est arrivé vers 10h et a beaucoup insisté pour voir le DGSN. Le secrétaire se rappelle qu'il a tiré une tablette de comprimés, qu'il en a pris un, mais paraissait très calme. Il rentre chez le DGSN vers 10h25. Au bout d'un moment, deux coups de feu retentissent. Ils sont entendus par le policier de garde dans le couloir et le secrétaire particulier. Le premier les assimile à des pétards et le second attribue ce qu'il a entendu aux travaux en cours au siège de la DGSN. Il prend le téléphone et ordonne leur arrêt jusqu'à la fin de la réunion. Aucun des deux ne se doute qu'un crime vient d'être commis dans l'un des bureaux les plus sécurisés du pays. Au bout d'un moment, Oultache sort du bureau du DGSN et demande au secrétaire au nom du DG d'appeler le DAG, Youcef Daïmi, le chef de sûreté de la wilaya d'Alger, Abdrabou, ainsi que le directeur des moyens techniques, Boumediene Ouazar. Ce qu'il fait. Loin de se douter de ce qui s'est passé, les quatre hommes avancent en file indienne. Le secrétaire en tête. Quand ce dernier franchit le seuil de la porte du bureau du DGSN, il remarque le corps d'Ali Tounsi gisant par terre. Son regard rencontre celui d'Oultache qui pointe son arme contre lui avant de s'en prendre au chef de sûreté d'Alger et le blesse au front. C'est la panique générale. Abdrabou se souvient de ces mots d'Oultache : "Regardez ce que vous m'avez fait et dans quelle situation vous m'avez mis." Pourquoi s'en prendre à lui ? Le chef de sûreté d'Alger soutient avoir saisi à plusieurs reprises le DGSN sur la mauvaise qualité des moyens de transmission et de télécommunication acquis par la Sûreté nationale. À Daïmi qui a retiré ses cadres de la commission d'évaluation technique, Oultache aurait dit : "Nkamlek maâhoum." Après la confusion générale qui a succédé à la constatation du crime par les personnes présentes sur les lieux, Oultache s'est retrouvé seul dans le couloir du cabinet du DGSN. C'est à cet endroit que la garde rapproché d'Ali Tounsi l'aurait neutralisé. Une version totalement remise en cause par la défense du présumé assassin. Nissa Hammadi