Le Premier ministre français entame, aujourd'hui, une visite de deux jours à Alger. Dans cet entretien, il explique l'objet de ce déplacement qui intervient alors que le Palais de l'Elysée s'apprête à changer de locataire. Liberté : Peut-on connaître l'objet de votre visite à Alger qui intervient en fin de mandat du président de la République française, François Hollande ? Autrement dit, quels sont les principaux dossiers que vous évoquerez avec le gouvernement algérien ? Bernard Cazeneuve : Je viens en Algérie dans le cadre d'une visite de travail et d'amitié, qui permettra de dresser un bilan du développement sans précédent des relations entre nos deux pays, et de poser les bases pour garantir la poursuite de ce processus positif. Depuis la visite d'Etat du président Hollande en décembre 2012, nos relations ont connu un développement exponentiel, pour atteindre un niveau d'excellence jamais égalé, dans tous les domaines. Il était donc important pour moi de revenir en Algérie, un partenaire hautement stratégique, afin de dresser un bilan de ces cinq années de partenariat d'exception voulu par nos deux Présidents. Je m'entretiendrai pour cela avec mon homologue, le Premier ministre, Abdelmalek Sellal, avec qui je procéderai à un large tour d'horizon des grands dossiers régionaux et bilatéraux. Au plan bilatéral, nous échangerons sur ce qui nous rassemble autour des enjeux méditerranéens et de notre collaboration dans la lutte anti-terroriste. Sur ce sujet, notre mobilisation est essentielle. Notre réponse doit être ferme et coordonnée. Nous évoquerons aussi les crises régionales et la situation au Mali ou dans la bande saharo-sahélienne. Nous ferons également le point sur les grands projets réalisés dans le domaine économique et sur ceux qui sont sur le point d'aboutir. Jusqu'au bout de ce quinquennat, nous restons déterminés à accompagner l'Algérie dans son effort de développement et de diversification. Ma visite en Algérie nous permettra enfin de poser les bases qui permettront de soutenir le rythme de notre coopération bilatérale au-delà les échéances électorales. En venant aujourd'hui à Alger, j'ai l'intime conviction que la France et l'Algérie partagent un destin commun. Nous avons écrit une nouvelle page de notre histoire commune. Sachons préserver pour l'avenir cette relation si unique et si forte. Il a été à maintes reprises évoqué le désir de Paris et d'Alger de bâtir un partenariat stratégique équilibré. Comment percevez-vous les rapports entre les deux pays concrètement ? Comme je viens de le souligner, les relations entre la France et l'Algérie sont exceptionnelles, au sens propre du terme. Elles sont uniques, en raison notamment de l'histoire commune qui lie nos deux pays, de notre culture en partage et des liens humains si denses qui en découlent. Depuis sa visite d'Etat en décembre 2012, le président de la République s'est personnellement et fortement impliqué pour construire un partenariat solide et durable entre nos deux pays, bâti sur une relation de respect mutuel. Ce partenariat s'est développé sur de très nombreux sujets, et trouve sa traduction dans des actions très concrètes. Dans le domaine politique d'abord, des dizaines de visites ministérielles, en France et en Algérie, ont eu lieu depuis 5 ans. Des mécanismes spécifiques, destinés à rendre concret, dynamique et durable notre relation bilatérale ont d'ailleurs été mis en place. À ce titre, le Comité intergouvernemental de haut niveau (CIHN) s'est réuni à trois reprises, alternativement en France et en Algérie, afin de procéder à un tour d'horizon complet de nos relations et d'identifier de nouveaux chantiers. Dans le domaine économique ensuite, de nombreux partenariats ont été développés. Je pense notamment à l'usine Renault de Oued Tlélat, inaugurée en novembre 2014, pour laquelle la France a été pionnière puisqu'elle est la première usine d'assemblage de véhicules en Algérie. Sa montée en puissance comme le taux élevé d'intégration des véhicules montre qu'il est possible de faire ensemble. Dans ce secteur aussi, nous avons décidé de mettre en œuvre, ensemble, une structure de dialogue et de suivi : le Comité mixte économique franco-algérien (Comefa). Sur le plan humain encore, des efforts considérables ont été déployés pour favoriser la poursuite d'études en France de nombreux Algériens. Ainsi, en 4 ans, ce chiffre a plus que doublé en passant de 3 600 en 2012 à 7 400 en 2016. La jeunesse a été notre priorité, notamment sous l'angle de la formation professionnelle et de l'enseignement. Un réseau de 7 instituts de sciences et technologies appliquées a ainsi vu le jour depuis 2014, avec l'appui de la France. J'aurais pu également évoquer les aspects culturels de notre coopération avec le Salon international du livre d'Alger en novembre 2015 pour lequel la France a été l'invitée d'honneur. Vous l'aurez compris, il y a une multitude de thématiques qui font l'objet d'un partenariat de grande qualité, et je souhaite, comme chef du gouvernement, que cette coopération perdure et se renforce année après année. Plus de 50 ans après l'Indépendance de l'Algérie, la relation entre Alger et Paris peut-elle se normaliser ? Peut-elle dépasser une dimension passionnelle alimentée par des relations historiques conflictuelles et source de divergences ? Lors de sa visite d'Etat en décembre 2012, le président Hollande avait formé le vœu que la France et l'Algérie puissent écrire ensemble une nouvelle page de leur histoire, tout en reconnaissant que cette relation, refondée selon de nouveaux critères, ne pourrait se construire qu'en prenant appui sur le socle de la vérité historique. Dans cet esprit, des pas très importants ont été faits depuis cinq ans. Alors que le président de la République avait reconnu devant votre Parlement, en 2012, les souffrances infligées par la colonisation française au peuple algérien, le secrétaire d'Etat chargé des Anciens combattants et de la Mémoire, Jean-Marc Todeschini, a joint le geste à la parole en avril 2015 en se rendant à Sétif pour se recueillir aux côtés de son homologue Tayeb Zitouni, ministre des Moujahidine, sur la tombe de Saâl Bouzid, première victime des massacres du 8 Mai 1945. En janvier 2016, pour la première fois depuis l'Indépendance de l'Algérie, le ministre des Moudjahidine a traversé la Méditerranée pour se rendre en visite en France, réalisant un geste symbolique fort pour la paix des mémoires. Quelques mois plus tard, le président de la République a participé à la commémoration de la journée du 19 Mars dans le but d'honorer toutes les victimes civiles et militaires de la guerre d'Algérie, de rassembler toutes les mémoires et de dépasser les rancœurs. Je formule à présent le souhait que nous puissions continuer ce travail de vérité tout en allant de l'avant. La France est au premier rang des partenaires commerciaux de l'Algérie. Comment percevez-vous l'implication des entreprises françaises en Algérie ? La France est le premier partenaire économique de l'Algérie si l'on prend en considération la qualité des investissements français dans le pays, qui s'élèvent à environ 1,8 milliard d'euros en 2015. Contrairement à d'autres pays, la France ne se contente pas de commercer avec l'Algérie, mais elle crée de la valeur dans ce pays : elle investit pour produire sur place, pour produire "algérien", pour participer à la diversification et au développement de l'économie algérienne, pour générer de l'emploi et apporter des savoir-faire et des technologies. En effet, nos entreprises implantées en Algérie s'inscrivent dans une formidable dynamique de formation professionnelle de techniciens et de cadres algériens. Il y a tant d'exemples à donner. La Renault Académie forme aux métiers de l'automobile et au management. Dans le secteur du transport urbain, de nombreux Algériens apprennent le savoir-faire mondialement reconnu de Poma, de la RATP, de Systra et d'Alstom. Le centre d'excellence sur les métiers de l'électricité du groupe Schneider Electric, avec l'appui du ministère algérien de la Formation professionnelle, est aussi devenu une référence qui servira de modèle et essaimera, je l'espère, à travers tout le pays. Dans la filière laitière, Danone, Lactalis et le groupe BEL participent au développement du secteur agroalimentaire en travaillant sur l'ensemble de la chaîne de production et en aidant à améliorer la productivité des éleveurs. La région du Sahel connaît une recrudescence des activités d'Aqmi, de Daech, de Boko Haram et des groupes armés. La Libye est au bord de l'implosion. Que peut apporter la France pour aider les pays concernés à endiguer ce danger, sans être perçue pour autant comme une puissance interventionniste ? Et qu'en est-il de la coopération sécuritaire entre Alger et Paris ? La France et l'Algérie partagent la même vision au sujet des pays qui, comme la Libye, sont menacés par une forte instabilité. Seul un processus politique permettra le retour à une paix durable. C'est sur la base de cette vision commune que nos gouvernements entretiennent un dialogue étroit, régulier et nourri. J'en profite d'ailleurs pour saluer à nouveau le rôle fondamental que joue l'Algérie sur la scène régionale en particulier pour favoriser le retour de la paix et de la stabilité en Libye et au Mali. Le terrorisme se développe de plus en plus aujourd'hui sous la forme d'un réseau international aux multiples ramifications. Pour cette raison, nous ne pouvons y faire face de manière isolée. Comme ministre de l'Intérieur, vous savez la mobilisation dont j'ai fait preuve. Comme chef de gouvernement, je continue à penser que ce défi est majeur dans nos sociétés et qu'il doit être traité de concert par ceux qui s'élèvent contre la barbarie. En la matière, l'Algérie, qui a tant souffert pendant la décennie noire, possède une expérience inestimable. Vous comprendrez que je ne rentrerai pas dans le détail de nos actions, mais je peux vous assurer que les échanges que nous avons avec nos interlocuteurs algériens sont particulièrement utiles. Le problème de l'immigration clandestine est récurrent et se pose avec acuité en France et en Europe. L'Algérie et la France ont d'ailleurs signé un accord de réadmission. Envisagez-vous de coopérer plus étroitement avec l'Algérie dans ce domaine, et selon quelles modalités ? Et qu'en est-il du principe de la libre circulation des personnes ? Les conditions d'octroi des visas vont-elles être améliorées ? Le phénomène de l'immigration clandestine est effectivement d'une ampleur sans précédent depuis quelques années en Europe. Il doit être analysé et traité dans sa globalité, tant au niveau européen qu'au niveau international. S'agissant de la coopération entre la France et l'Algérie, notre partenariat en la matière est ancien. Il s'est densifié ces dernières années au regard de l'évolution du phénomène. Les services de sécurité spécialisés se sont mobilisés des deux côtés de la Méditerranée et les échanges sont permanents à tous les niveaux, techniques et politiques, en termes de connaissance du phénomène et d'échanges d'expertises et de renseignements opérationnels (fraude documentaire, filières, etc.). L'approche purement nationale, sans tenir compte de la complexité du sujet et des interdépendances entre les Etats, est vaine. Bien au contraire, c'est une approche partenariale à laquelle je suis attaché et dépassant les préjugés, sans pour autant s'en tenir à des approches naïves. C'est un subtil équilibre entre humanité et fermeté : les départs provoquent un appauvrissement des pays d'origine, privés de leurs forces vives, et parfois source de troubles dans les sociétés d'accueil qui se sentent remises en cause dans leurs valeurs par des arrivées non souhaitées. Cette coopération doit se poursuivre et s'amplifier ; les entrées illégales ont d'autant plus vocation à se tarir que la coopération étroite et ancienne entre nos deux pays permet des flux migratoires réguliers par une délivrance de visas tenant compte des liens entre les deux pays. En matière de politique de délivrance des visas, des efforts très importants ont d'ailleurs récemment été consentis par nos trois consulats généraux en Algérie. Les chiffres le prouvent : au total, en 2016, les trois consulats généraux d'Alger, d'Oran et d'Annaba ont instruit près de 600 000 dossiers de visas et délivré près de 410 000 visas aux demandeurs algériens. Pour mémoire, les chiffres des visas délivrés s'élevaient à 210 000 en 2012 et à 330 000 en 2014. Vous pouvez constater qu'il s'agit là d'un quasi-doublement en l'espace de 4 ans, preuve, là encore, de la vitalité de notre relation bilatérale. On vient d'assister à la célébration du 60e anniversaire du Traité de Rome qui fut l'entame de la construction européenne. L'Europe va mal, pas seulement pour cause de crise économique. Il y a aussi la crise migratoire et la crise sécuritaire. L'Europe a-t-elle pris conscience que ces deux crises découlent, du moins, en partie, du sous-développement économique et d'un déficit démocratique flagrant dans certains pays partenaires de l'UE ou de certains de ses membres influents ? Cette année, l'Union européenne fête ses 60 ans dans un contexte très particulier avec le processus de sortie de l'un de ses membres, la montée des discours populistes dans certains pays européens et l'urgence posée par les défis sécuritaires, migratoires, environnementaux, économiques et sociaux. Il apparaît de plus en plus nettement que les Européens ne peuvent peser face aux Etats-Unis, à la Russie, à la Chine dans la désunion. Par ailleurs, les conflits dans notre voisinage immédiat, à l'Est comme au Sud, ont eu un impact direct sur nos sociétés, du fait de l'afflux sans précédent de réfugiés ou de l'accroissement de la menace sécuritaire. Face à ces nouveaux défis, l'Union européenne est la plus à même de concevoir et de mettre en œuvre des politiques à l'échelle européenne pour apporter à ses populations la protection à laquelle elles aspirent légitimement. Il lui faut pour cela renforcer son partenariat avec les pays d'origine et de transit et apporter, conformément aux conclusions du sommet de La Valette de novembre 2015, des remèdes aux causes profondes des migrations par une mobilisation accrue en faveur du développement, notamment du continent africain.