Liberté : Vous avez animé une "matinale de Care" à Alger sur les conditions de réussite des think tanks. Voudriez-vous d'abord présenter le think tank auquel vous participez ? Le Dr Isabelle Werenfels : La Fondation science et politique (Stiftung Wissenschaft und Politik, en allemand) est une institution de recherche indépendante qui conseille la classe politique allemande et européenne sur des questions d'affaires internationales et de sécurité globale. Comme son nom l'indique la Fondation science et politique est un pont entre le monde académique et la politique. Nous sommes un des plus vieux think tanks dans les affaires internationales en Europe et en même temps un des plus grands, avec environ 70 chercheurs, la plupart des chercheurs sont permanents. Parmi les chercheurs, il y en a qui sont spécialistes de certaines régions ou pays et d'autres qui travaillent sur des sujets transversaux, le climat, l'énergie, la migration, etc. Nous avons des cercles de réflexion, des colloques et des workshops avec des représentants du Parlement, des fonctionnaires des différents ministères, des académiques, mais invités à titre personnel. Nous n'avons pas de conférences ouvertes au public. Enfin nous avons le format du conseil politique bilatéral, avec des membres du Parlement et des représentants de différents ministères, y compris des ministres et le président de l'Allemagne et — dans des cas très rares — la chancelière, Mme Merkel. Votre think tank est financé à 80% par le gouvernement allemand. Comment faites-vous pour concilier financement public et liberté de réflexion ? Dans un système de démocratie consolidée, il est normal que des institutions soient financées par l'Etat, mais que l'Etat ne se mêle pas dans le contenu de ce qui est produit dans ces institutions. Les radios et télévisions publiques sont un bon exemple. Chez la SWP, d'une part, le mode de gouvernance assure notre indépendance des courants politiques. Dans notre Conseil de fondation siègent tous les partis politiques du Bundestag, nous ne sommes donc pas affiliés à un courant politique spécifique. Notre directeur ne change pas, quand le gouvernement change. D'autre part, nous ne faisons pas de recherche sur commande des officiels. L'agenda de recherche est généré dans un processus "bottom-up" au niveau des différentes divisions de recherche de l'institut. Ce sont les chercheurs qui proposent des sujets pour des papiers. Les propositions sont discutées entre collègues et avec la direction de l'institut. Naturellement, nous sommes au courant des sujets et des défis qui préoccupent les différents acteurs de la politique étrangère en Allemagne ou à Bruxelles, et dans quels domaines ces acteurs souhaitent avoir des analyses et des conseils. Dans la division de recherche que je gère à la SWP, la division Proche et Moyen-Orient et Afrique, nous consacrons plusieurs journées par année pour discuter des dynamiques politiques, sociales et économiques dans les différents pays et les défis auxquels sont confrontées la communauté internationale et la politique allemande. Quelles sont les conditions de réussite des think tanks et comment peuvent-ils impacter les politiques publiques ? Evidemment ça dépend du contexte spécifique. Mais il y a certaines conditions sine qua non dans n'importe quel contexte. D'abord, il faut avoir un profil clair. C'est mieux d'avoir un profil étroit que de vouloir tout faire. La deuxième condition concerne l'intégrité intellectuelle. Pour avoir un impact durable, il faut de l'excellence. En d'autres termes, la recherche, les sources, les chiffres doivent être fiables et sérieux. Il faut un contrôle concernant la qualité des papiers publiés. C'est devenu particulièrement important dans des contextes populistes en Europe, aux Etats-Unis et dans d'autres parties du monde, où il y a une méfiance croissante concernant l'expertise. Je pense, notamment, aux débats sur les "fake news". Il faut aussi l'intégrité institutionnelle, la transparence sur le financement, le pluralisme d'opinion et la confidentialité quand on est consulté par un décideur politique. Les conseils doivent être le résultat d'une analyse et non calqués sur un agenda politique. C'est essentiel, le politique ne doit pas influencer la recherche. La troisième condition est la capacité de générer des idées innovatrices. Comment un think tank, comme Cercle d'action et de réflexion autour de l'entreprise (Care), peut-il se construire pour être écouté par les pouvoirs publics et les autres parties prenantes de la société ? C'est une question difficile, car en Algérie, il n'y a pas une tradition des institutions qui font le pont entre le savoir et le pouvoir. J'ai l'impression que le savoir basé sur la recherche académique n'est pas vu comme une chance par les pouvoirs publics. Il est regardé avec une certaine méfiance. C'est donc très important de ne pas choisir la confrontation avec les pouvoirs publics, mais plutôt d'essayer de leur montrer qu'il y a pour certaines questions des solutions qui pourraient profiter à tout le monde. C'est important, également, de sensibiliser la population sur des questions économiques. J'ai été étonnée d'entendre, lors de ce voyage en Algérie, des amis dire qu'il n'y a pas de crise économique, mais que "c'est le pouvoir qui veut faire croire à la population qu'il y en a une". Je pense qu'il y a un déni dans la société, que l'ère de l'économie de la rente pétrolière et de l'Etat providence pourrait vraiment finir. Dans ce contexte, il est donc très important de lancer des débats sur l'économie et, si possible, des débats décentralisés, pas seulement dans la capitale. Les médias pourraient y jouer un rôle important aussi. Quel regard votre think tank a-t-il du contexte algérien ? À la SWP, il n'y a pas le regard du think tank. Nous n'avons pas des lignes officielles. C'est le regard de différents chercheurs. Concernant l'Algérie, c'est surtout mon regard, car je suis pour le moment la seule qui travaille sur l'Algérie. Votre question est assez vaste, mais j'imagine que vous voudriez bien savoir comment je vois la situation actuelle. Pour moi, il y a plusieurs grands défis, et la manière avec laquelle les décideurs politiques les aborderont sera décisive pour la future trajectoire économique et politique de l'Algérie. Le premier, c'est la question du modèle économique par la construction d'une économie diversifiée et comment ne pas rater le train pour y arriver, lorsqu'on a encore des réserves financières. Le second, c'est la question de la bonne gouvernance qui est essentielle. Il s'agit de mettre en place des institutions fortes et crédibles qui pourraient contrer l'expansion de l'informel. Le troisième défi, étroitement lié à la gouvernance, c'est peut-être le plus important, car très profond : c'est rétablir la confiance entre le citoyen et l'Etat. Et là, je pense que les questions de la gouvernance du futur modèle économique ainsi que du futur contrat social seront clés. Propos recueillis par : M. Rabhi SWP : Stiftung Wissenschaft und Politik (Institut allemand pour la politique et la sécurité internationale)