Qu'est-ce qui coince au juste en Tunisie ? Comment le pays de Bouazizi s'est-il enlisé dans une crise aussi aiguë des institutions intérimaires ? A quoi joue Ennahdha ? Pourquoi la feuille de route enclenchée le 23 octobre 2011 avec l'élection de la Constituante n'a-t-elle pas été respectée ? Les Frères musulmans tunisiens sont-ils réellement plus conciliants que leurs homologues d'Egypte ? Comment la Tunisie pourrait-elle se tirer du piège des transitions qui s'éternisent et achever le processus du changement engagé un certain 14 janvier 2011 ? Ce sont là quelques questions centrales auxquelles se propose de répondre la dernière étude du professeur Mohammed Hachemaoui, expert en sociologie politique, sous le titre : «La Tunisie à la croisée des chemins. Quelles règles pour quelle transition ?» L'étude, convient-il de le souligner, a été publiée à Berlin en août dernier par le SWP Research Paper (Stiftung Wissenschaft und Politik. German Institute for International and Security Affairs). Cette étude a le mérite de s'appuyer, comme le précise au demeurant son auteur, sur une «enquête de terrain qui a privilégié l'immersion, les entretiens approfondis, l'observation participante et les données de première main». Le concepteur des Débats d'El Watan y examine deux récits en compétition sur la Tunisie postrévolutionnaire : l'un euphorique, «enchanté» (dixit Hachemaoui), présentant la Tunisie comme le seul pays de la zone «Printemps arabe» à avoir réussi sa transition vers la démocratie. L'autre récit s'émeut, au contraire, de ce que les révoltes arabes aient toutes enfanté d'un «monstre politique», en l'occurrence l'islamisme radical qui aurait pris en otage ces démocraties balbutiantes, et qui se serait fourvoyé sur les voies de la contre-révolution, un scénario auquel la Tunisie n'échapperait pas. La fin du «récit enchanté» D'après Mohammed Hachemaoui, le premier récit «s'est d'autant plus renforcé que les changements politiques amorcés depuis les ‘‘révolutions arabes'' semblent osciller entre la guerre civile et le retour à l'autoritarisme. Comparée à la Libye, où la fragmentation et la privatisation de la violence font échec à l'affirmation d'un ordre politique quel qu'il soit, et à l'Egypte où le renversement, par l'armée, du premier président civil élu démocratiquement précipite le pays dans l'engrenage de la répression et de la violence, la Tunisie se présente en effet comme le ‘‘seul espoir'' restant du Printemps arabe». Pour ce qui est de la «narration concurrente» comme la désigne l'auteur, celle-ci «affirme, aux antipodes de la première, qu'une ‘‘contre-révolution religieuse'' est désormais en marche depuis que le mouvement Ennahdha est arrivé au pouvoir». Renvoyant dos à dos ces deux lectures, Mohammed Hachemaoui s'attachera à rendre compte du processus politique en cours en s'évertuant à le restituer dans toute sa complexité. «De l'alliance gouvernementale entre islamistes et laïcs à la politique d'hégémonie du parti dominant, de la vivacité de la société civile à la brutalité policière, de l'abandon de la constitutionnalisation de la charia à la politisation des mosquées, de la conquête des libertés publiques à la banalisation de l'excommunication (takfir) des opposants, du pluralisme des médias à la mise sous tutelle des juges, du rééquilibre à l'œuvre des forces politiques à l'impunité des milices, et de l'institutionnalisation du conflit à l'homicide politique, les éléments qui brouillent l'analyse du processus politique en Tunisie ne se comptent plus», écrit-il. L'auteur de Clientélisme et patronage dans l'Algérie contemporaine (qui vient de paraître chez Karthala) soulève de prime abord un problème de méthodologie et d'approche en pointant les limites de la «transitologie» comme modèle d'interprétation des transitions politiques dans les démocraties émergentes. «La transitologie, qui n'en est pas à son premier voyage, s'est vite imposée comme le paradigme d'interprétation du Printemps arabe», note le chercheur. La faille principale de cette approche, fait-il remarquer, est qu'elle «tend à confondre les transitions partant de l'autoritarisme avec celles conduisant vers la démocratie». Mohammed Hachemaoui relève, à juste titre, que bien des phases de transition ont donné lieu à de nouvelles hégémonies ou, dans le meilleur des cas, à des «régimes hybrides». «Sur les 85 transitions menées entre 1974, date du lancement de la ‘‘troisième vague de démocratisation'', et la fin de la guerre froide, 34 nouveaux régimes autoritaires ont émergé», indique l'auteur. Et d'ajouter : «Entre l'écroulement du Bloc soviétique et la veille du Printemps arabe, 33 régimes ni tout à fait démocratiques ni entièrement autoritaires se sont affirmés partout dans le monde». Comment Ennahdha a trusté tous les postes Mohammed Hachemaoui dresse ensuite une large rétrospective du processus de transition politique en Tunisie depuis l'élection de l'Assemblée constituante (ANC) le 23 octobre 2011. L'ANC, précise-t-il, a été initialement élue pour un mandat d'une année. Sa mission était de rédiger une nouvelle Constitution et de mettre en œuvre un calendrier électoral en vue d'ériger un nouvel édifice institutionnel. Ennahdha, rappelle-t-il, remporte 36,97% des voix aux élections de la Constituante, suivi du Congrès pour la République (CPR) de Moncef El Marzouki (8,7% des suffrages) et du parti social-démocrate Ettakatol de Mostefa Ben Jaâfar (7,04%). A l'issue de ce scrutin, une nouvelle entité voit le jour : la «Troïka», une coalition entre ces trois forces politiques. Cette entité suscite, à ses débuts, beaucoup d'enthousiasme et se voit saluée comme étant l'expression d'une belle avancée démocratique en ce qu'elle a réussi à fédérer, comme le souligne Hachemaoui, «islamistes modérés» et «laïcs modérés». Mais cette distribution des cartes, vertueuse en apparence, n'est qu'un pluralisme de façade, tempère le politologue. Elle «agit comme un trompe-l'œil qui détourne le regard de la véritable organisation du pouvoir», constate-t-il. Et de fournir, dans la foulée, un certain nombre d'éléments qui montrent comment Ennahdha s'est emparée de la réalité du pouvoir, ne laissant que des miettes à ses prétendus alliés. Premier de ces éléments : la «petite Constitution», un texte détaillant la distribuant du pouvoir au sein des institutions transitoires. Adopté le 6 décembre 2011, ce texte «accorde très peu de prérogatives aux alliés du parti dominant : les présidents de la République et de l'ANC», observe le chercheur. Autre fait saillant : la répartition des portefeuilles ministériels. Mohammed Hachemaoui revient sur le jeu souterrain du parti islamiste qui agit, dit-il, en «fin manœuvrier» et truste tous les postes «régaliens» : Intérieur, Justice, Affaires étrangères. Selon des statistiques citées par l'auteur, «87% des nominations de l'administration effectuées par le gouvernement entre décembre 2012 et février 2013 (…) l'auraient été sur une base partisane. De cette statistique, 93% seraient des personnes liées à Ennahdha». Le politologue poursuit : «Pour parvenir à ses fins, l'entreprise hégémonique d'Ennahdha opère un tour de passe-passe qui consiste à faire passer la période intérimaire pour un mandat électif. Ce faisant, le mouvement dirigeant finit par provoquer un effet pervers : la crise des institutions intérimaires». Chokri Belaïd victime du discours «takfiriste» Et, pendant qu'Ennahdha affine sa stratégie hégémonique, l'Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) propose, le 16 octobre 2012, un plan de sortie de crise avec, à la clé, une conférence de dialogue national. Mais Ennahdha boycotte ces assises au motif que son ennemi juré, Nidaa Tounès, y participe. Mohammed Hachemaoui n'omet pas de mentionner la flambée de violence qui envenime le climat politique et le rôle particulièrement toxique des Ligues de protection de la révolution, milices proches d'Ennahdha. «Aux prêches proclamant l'excommunication (takfir) ex cathedra de certaines figures de la gauche se succèdent, tout aussi impunément, les actes de violence perpétrés contre les partis de l'opposition par une milice appelée Ligue de protection de la révolution (LPR)», énumère l'auteur, avant de reprendre : «On peut penser à l'appel au meurtre prononcé par un prédicateur zélote de Zarziz contre les opposants Chokri Belaïd et Néjib Chebbi. Un autre exemple est le lynchage à mort par les LPR de Lotfi Naguedh, coordinateur régional de Nidaa Tounes et secrétaire général du syndicat des agriculteurs dans le Sud tunisien». Chokri Belaïd finit par payer de sa vie cette campagne aux relents «takfiristes» : il sera assassiné en bas de chez lui le 6 février 2013. Cet assassinat aura l'effet d'un «séisme politique», écrit Hachemaoui. Et de citer la sentence lourde de sens du chef d'état-major interarmées, le général Rachid Ammar : «L'assassinat de Chokri Belaïd marque l'acte de décès du gouvernement de la troïka.» Quand le majliss echoura prime sur la Constituante Le professeur Hachemaoui attire notre attention sur un fait important : Ennahdha n'est pas un bloc homogène, insiste-t-il, mais un parti scindé en deux : une aile radicale d'un côté (Rached El Ghannouchi ; Fathi Ayadi, président du majliss Echoura, Habib Ellouze, député rigoriste…), et une aile modérée de l'autre (Abdelfattah Mourou, vice-président du mouvement ; Hamadi Jebali, l'ex-Premier ministre, ou encore Samir Dilou, ministre des Droits de l'homme). L'ascendant que prendra la première sur la seconde trouve sa parfaite expression dans la démission du chef du gouvernement, Hamadi Jebali. Ce dernier jette l'éponge le 19 février 2013 après avoir échoué à faire aboutir son projet d'un gouvernement non-partisan, une initiative à laquelle s'opposeront farouchement les faucons d'Ennahdha. Hachemaoui montre, par ailleurs, comment, par un savant jeu de coulisses, Ennahdha réussit à déplacer le centre de gravité de la décision institutionnelle, d'une instance élue, l'ANC, à une structure purement partisane : le majliss Echoura. «En vertu de cette règle du jeu informelle et néanmoins prégnante, c'est moins l'ANC que le majliss Echoura qui détient le pouvoir de contrôle et de délibération ; à l'ombre de ce système non démocratique, c'est moins le Premier ministre, élu, que le président d'Ennahdha, non élu, qui gouverne réellement», tranche-t-il, avant d'ajouter : «Le refus par le parti dirigeant de s'engager sur une feuille de route et d'adopter un calendrier électoral trahit, en négatif, la conception que se fait Ennahdha de la ‘‘transition''. Dans une discussion avec des salafistes, filmée à son insu et tenue dans son bureau en avril 2012, Ghannouchi dévoile un pan de cette vision : pour le président du parti dominant, bien qu'Ennahdha soit arrivée au pouvoir, les élites laïques contrôlent encore l'administration, l'économie ainsi que les médias. La reprise en main de ces secteurs exigera de la patience et du pragmatisme».