Cette contribution est aussi un appel à un débat ouvert pour inventer notre propre modèle de transferts monétaires. Cette réforme, plus qu'un simple transfert, se veut être la base d'une refonte de notre système de redistribution, et donc de notre modèle d'équité sociale. Les recommandations de cette publication sont des extraits d'une étude détaillée qui sera publiée par le collectif Nabni prochainement. Le gouvernement a annoncé le lancement, en 2019, dans une wilaya-pilote seulement, du premier jalon d'un programme de transferts monétaires ciblés, censé compenser les pertes de pouvoir d'achat issues des baisses des subventions. L'option qui semble être adoptée est celle d'une identification des ménages en besoin par le biais des structures et informations existantes, et d'un transfert par chèques. Nous défendons dans cette contribution et dans un rapport plus détaillé qui sera rendu public prochainement, que le gouvernement fait fausse route et que l'option choisie n'est pas adaptée à notre contexte et porte en elle le risque d'exclure la majorité des ménages vulnérables qui auront besoin de transferts compensatoires quand la réforme des subventions sera réellement mise en œuvre. Cette option porte aussi le risque de devoir retarder davantage des réformes. Mettant en garde face aux larges erreurs de ciblage des modèles dont s'inspire le programme envisagé, Nabni propose deux alternatives permettant de couvrir plus efficacement et plus rapidement les plus démunis, avec des risques d'exclusion moindres. En l'absence d'un système d'information exhaustif et de capacité adéquate, un programme de ciblage administratif et statistique classique, importé de contextes différents du nôtre, exclura beaucoup de ceux qui auront le plus besoin de ces aides. Le risque est aussi de retarder davantage la réforme des subventions, sous prétexte que nous ne serions pas prêts d'y aller. Sans attendre de disposer d'un système d'information fiable, nous proposons deux alternatives plus adaptées à nos besoins : A- Un transfert pour tous les ménages déclarant un revenu inférieur à un certain plafond, couvrant les 40% des ménages les moins aisés, sur une base uniquement déclarative. La seconde option va encore plus loin pour éviter la complexité et les erreurs inévitables du ciblage, et propose une approche novatrice de protection sociale : B- Un revenu universel individuel, pour quasiment tous les citoyens, à l'exclusion des plus riches. Ces deux options se rejoignent sur un objectif commun : compenser rapidement et largement les plus démunis mais elles diffèrent par contre fondamentalement sur la vision de ce que doit être le nouveau filet social algérien : le ciblage progressif part du principe que les aides doivent viser de manière prioritaire les ménages les plus pauvres et que l'Etat doit s'armer des outils qui lui permettent d'identifier et de soutenir en priorité cette frange de la population. C'est le cas de la quasi-totalité des programmes sociaux dans le monde. À l'inverse, le revenu universel part du principe qu'aujourd'hui les situations individuelles (l'emploi, la situation familiale, etc.) changent plus fréquemment ; que les jeunes ont des aspirations d'autonomie et d'entrepreneuriat qu'il faut encourager ; que les familles sont moins "grégaires" que par le passé — les solidarités familiales pour faire face aux situations difficiles ne sont plus autant au rendez-vous ; et que, finalement, chaque individu (sauf les plus riches), quel que soit son revenu du moment, doit avoir droit à un filet social minimum et permanent. Il est à noter que les deux options vont inciter les bénéficiaires non bancarisés à établir un compte bancaire pour recevoir le transfert.
Option A : un ciblage progressif Transferts aux 40% des ménages les moins aisés, sur base déclarative, et exclusion progressive des bénéficiaires indus à mesure que se construise une base nationale d'information sociale. Vision. Le programme proposé envisage de bâtir, sur un horizon d'environ 7 à 10 ans, le nouveau système de redistribution et de protection sociale algérien qui sera ciblé sur les 40% des ménages aux revenus les plus faibles. Ces derniers seront rapidement couverts, sans exclusion, sur une base uniquement déclarative, permettant un taux de 90% de couverture des démunis à 2020. La phase de transition vers ce système de ciblage nécessitera des taux d'erreurs d'inclusion initialement élevés, qui baisseront à mesure que les bénéficiaires indus seront identifiés par un système d'information fiable, développé en parallèle. L'idée est de construire un système de transferts monétaires directs, ciblant rapidement les ménages du 1er et 2e quintiles de la distribution de revenus, avec, d'entrée, des taux d'erreurs d'exclusion faibles. Objectifs. Les objectifs quantitatifs du nouveau système de transferts monétaires ciblés sont les suivants : Il doit couvrir, au bout de 3 ans, au moins 90% des ménages du premier et deuxième quintiles (soit 90% des 40% des ménages algériens aux revenus les plus faibles). Cela correspond à des taux d'erreur d'exclusion des démunis (erreurs dites de "type I") faibles dès le début du programme et qui diminuent rapidement. Vues les difficultés d'inscrire les plus pauvres dans des programmes sociaux, nous faisons l'hypothèse conservatrice de taux d'exclusion moyens de 50% à l'issue de la première année, qui chuteraient à moins de 10% au bout de trois ans. Il doit permettre, à terme, des taux d'erreurs d'inclusion des non-éligibles inférieurs à 20% (erreurs dites de "type II"). Soit au maximum 20% des ménages des quintiles 3, 4 et 5 (les 60% aux revenus les plus élevés) qui ne devraient normalement pas recevoir de transferts. Ce taux ne sera atteint que lorsque le système de ciblage aura atteint son efficacité optimale, peut-être au bout d'une décennie, alors qu'il sera initialement élevé. Nous tablons sur une moyenne de 50% de taux d'erreur d'inclusion la première année (70% pour Q3, 50% pour Q2 et 30% pour Q1). Ce taux chuterait à 20% en moyenne fin 2028 (30% pour Q3) quand le ciblage se sera perfectionné. Les montants transférés devront au moins compenser les augmentations de dépenses liées à la baisse des subventions, mais uniquement pour ces ménages des deux premiers quintiles (voir dimensionnement et simulations ci-dessous). Donc les montants augmenteront progressivement au cours des cinq premières années, à mesure que les subventions baissent (donc que les prix des produits correspondants augmentent). - Le budget total du programme devra, à terme, ne pas excéder 3% du PIB. Les premières années, il ne devra pas dépasser les économies réalisées par la baisse des subventions (c'est-à-dire que la mise en place des transferts ne pourra pas évoluer "plus vite" que la baisse des subventions). Les ordres de grandeur des augmentations de dépenses que généreront la baisse des subventions, nous permettent de recommander des montants de transferts mensuels de l'ordre de : 9 000 DA par ménage d'au plus 4 personnes ; 12 000 DA par ménage de 5 à 8 personnes ; et 15 000 DA par ménage de plus de 9 personnes. Sur la base de ces hypothèses, et d'un lancement début 2019, le programme couvrirait la première année près de 4 millions de ménages (dont 2,2 millions de ménages inéligibles), soit 54% des ménages algériens et 60% des ménages des deux premiers quintiles ciblés. Il coûterait initialement 1,1% du PIB. Dix ans plus tard, fin 2028, il couvrirait un peu plus de 4 millions de ménages (dont 1 million de ménages inéligibles), soit 48% des ménages algériens et 90% des ménages ciblés, avec un transfert mensuel moyen de 12 195 DA (exprimés en DA de 2017). Après avoir atteint un pic de coût total de 3,5% du PIB en 2023, il coûterait en 2028, 2,6% du PIB, quand les subventions qui auront été réduites à cette échéance auront permis à l'Etat d'économiser au moins 7% du PIB chaque année. Option B : un revenu universel Un revenu universel individuel, pour quasiment tous les citoyens, à l'exclusion des plus riches, sur une base uniquement déclarative et sans ciblage des démunis. Vision. Le programme propose d'assurer à tous les citoyens algériens, à l'exception des plus riches seulement, un revenu régulier, sans condition et quels que soient leur situation familiale ou leur niveau de vie. Il vise à couvrir plus de 90% des citoyens en trois ans, et à verser un transfert avec unique condition d'avoir un compte bancaire identifié et faire une déclaration annuelle de revenus et de patrimoine. En parallèle, un système d'information sociale sera développé afin qu'à terme le montant du transfert puisse être modulé selon les situations individuelles et les aléas auxquels peuvent faire face les citoyens. Motivation et objectifs. L'idée n'est pas seulement de compenser tous les citoyens de l'augmentation des prix de biens subventionnés et d'éliminer ces subventions en les remplaçant par un transfert monétaire pour tous. L'idée est aussi de repenser le filet social et d'assurer à tout citoyen, sans condition, un filet social minimum et un revenu lui permettant plus d'autonomie et plus de protection face aux aléas du monde du travail. Un transfert individuel plutôt qu'un transfert au ménage. Le revenu universel concernera l'individu et non le foyer afin que les femmes, les jeunes et tous les individus constituant chaque ménage puissent jouir le plus librement possible de leur revenu d'appoint. Le revenu universel vise à soutenir les citoyens de manière individuelle, indépendamment du ménage dans lequel ils vivent. En effet, les familles sont moins "grégaires" que par le passé et de plus en plus éclatées, les systèmes de solidarité familiale ne sont pas autant au rendez-vous qu'auparavant, et les jeunes ont des aspirations d'autonomie et d'entrepreneuriat qu'il serait bénéfique d'encourager. Effectuer un transfert aux individus est plus simple que de cibler des ménages aux compositions diverses. Chaque adulte – homme et femme – aura un compte en banque (ou un compte CCP) où recevoir son transfert monétaire, et il sera identifié uniquement sur la base de son numéro national d'identité. À terme, par le biais de la fiscalité, les bénéficiaires les plus riches pourront être exclus du programme ou le transfert qu'ils reçoivent pourra être récupéré par l'impôt. En effet, à l'inverse du ménage qui n'a actuellement pas d'existence fiscale, chaque citoyen peut être imposé individuellement via un prélèvement à la source – sur sa fiche de paie ou via les taxes foncières ou autres. Nous proposons un montant de revenu universel de 2400 DA par adulte et jeune adulte de 15 ans et plus ; et un montant de 1200 DA par enfant de moins de 15 ans. Cela représente pour une famille de deux adultes et trois enfants de moins de quinze ans 8400 DA par mois ; et pour un ménage plus large de 3 adultes, deux enfants de plus quinze ans et 2 enfants de moins de quinze ans 14 400 DA par mois. Avec ces hypothèses, la taille du programme revenu universel serait, à terme, d'environ 5,5% du PIB (ratio atteint à la fin de la décennie 2020, sur la base d'hypothèses de croissance moyenne), après avoir atteint un pic de 6% du PIB en 2024. Ceci est à comparer avec l'estimation du total des subventions en 2015 qui, si on y inclut une estimation haute des subventions implicites, était de 13,6% du PIB. La première année, en 2019, 28,6 millions de citoyens seraient inscrits, dont environ 8,6 millions d'enfants de moins de 15 ans. Au pic des inscriptions, le programme toucherait 40,2 millions de citoyens en 2022, dont 12,3 millions d'enfants de moins de quinze ans. Le Collectif NABNI : www.nabni.org