Il y a un mois, le Conseil des ministres a examiné et approuvé un avant-projet de loi relatif à la prévention et à la lutte contre la corruption, salué à juste titre d'une manière positive par tous les commentateurs. Deux articles de cette loi n'ont suscité, à ma connaissance, aucun commentaire : les articles 13 et 14 concernant l'implication du secteur privé dans la prévention de la corruption. Probablement, ce peu d'attention venait du fait qu'on ait estimé ces articles n'être rien d'autre qu'un appel générique au devoir moral qui incombe aux citoyens de dénoncer tout comportement contraire à la loi. Mais s'il y a là certainement un appel de la part du législateur, à ce qu'on nomme “le sens civique”, ces articles attirent l'attention sur une question qu'on affronte rarement : le rapport entre monde des affaires et éthique. J'entends déjà des murmures ironiques. Qu'est-ce que l'éthique a à voir dans les affaires ? Tout le monde condamne unanimement les pratiques abusives qui perturbent le marché, et je me réfère non seulement à la corruption, mais aussi à toute activité qui, en violation de la loi, fausse la concurrence. Ces pratiques sont diverses et nombreuses et vont de l'élimination frauduleuse d'un concurrent par une entente, jusqu'à la contrefaçon (sur quoi on reviendra après). De tels comportements altèrent le marché et empêchent, par conséquent, un développement économique harmonieux du pays. Mais un tel jugement, si clair et tranché, tend curieusement à s'embrouiller lorsque nous avons à juger au niveau individuel le même comportement illicite. Au fond, il y a une tendance diffuse à estimer qu'un opérateur économique, qui est parvenu à ses fins en utilisant des voies qui, pudiquement, sont définies comme “peu orthodoxes”, est un homme habile et un entrepreneur de succès. Bien évidemment, lorsque nous formulons ce jugement nous oublions volontairement le fait que la somme de ces comportements illicites individuels provoque justement cette distorsion du marché que nous venions de condamner un moment plus tôt. Il y a là une sorte de schizophrénie de la pensée, partagée entre l'acceptation de l'amoralité individuelle et la nécessité de la vertu collective. Il faut reconnaître qu'au fond de nous-mêmes, nous avons une certaine propension à considérer les opérateurs économiques comme des petits disciples de Machiavel : “Le prince ne doit pas craindre d'encourir quelque blâme pour les vices utiles au maintien de ses Etats.” Substituez le mot prince par l'entrepreneur et l'Etat par entreprise et le jeu est fait. Mais cette perception ambiguë ne vient pas uniquement d'une transposition abusive de la raison d'Etat dans la sphère des affaires, elle est aussi entretenue par une équivoque de nature économique. D'après la théorie classique, en effet, les intérêts seuls dictent les conduites personnelles, et cela semble légitimer des comportements et des stratégies d'entreprise qui visent à la maximisation du profit même s'ils sont en marge ou au-delà de la légalité. Adam Smith affirmait que notre dîner ne doit rien à la bienveillance du boucher ou du boulanger. Cependant, si l'altruisme n'est certainement pas à la base de l'économie, Smith, professeur de morale à l'Université de Glasgow, ne considérait pas nécessairement le monde économique comme un monde amoral et le milieu d'affaires comme un espace dans lequel domine le cynisme, et où les valeurs n'ont pas de place. L'oubli progressif de l'éthique des affaires vient aussi, à mon avis, de l'importance qu'a prise, à partir de Walras, la mathématique dans l'analyse économique : les équations n'ont pas besoin de présupposés moraux pour fonctionner. Successivement, les excès de certains théoriciens libéristes ont, peut-être, fait croire que la recherche du profit à tout prix était non seulement légitime, mais un devoir pour l'entrepreneur. “La responsabilité sociale des affaires est (uniquement) d'augmenter les profits” était le titre bien significatif d'un livre publié en 1970 par Milton Friedman. En 1973, Peter Drucker, un gourou américain du management, affirmait que “sur l'éthique des affaires on a entendu des prêches innombrables dont la plus grande partie n'a rien à voir avec les affaires et très peu à voir sur l'éthique”. Rien d'étonnant donc que la concurrence ne soit souvent entendue que comme une opération d'écrasement exercée par tous les moyens par les sujets les plus forts. Mais revenons à notre problème. Quoi qu'elle soit l'origine de cette vision assez diffuse de l'entrepreneur, comment faire cohabiter deux conceptions antithétiques ? À savoir celle d'un entrepreneur dont la conduite n'est dictée que par la recherche du profit avec la nécessité d'un marché concurrentiel qui fonctionne grâce au respect de règles intériorisées par les sujets mêmes. Le respect des règles et la maximisation du profit Oublions pendant un moment toute considération morale et examinons le rapport entre éthique et affaires sous l'angle exclusif de l'intérêt individuel. Un comportement déloyal apporte certainement des bénéfices à court terme, mais pour maximiser à moyen et à long termes les profits de l'entreprise, il est indispensable de maintenir dans les relations d'affaires un comportement correct, “coopératif”. Je ne veux pas ici m'étaler sur le développement théorique de ces démonstrations basées en grande partie sur la théorie des jeux, mais je crois que tout le monde comprendra aisément le concept suivant sans besoin de ces démonstrations mathématiques tellement aimées par les économistes : on peut tromper tout le monde une seule fois ou une personne plusieurs fois, mais il est difficile de tromper tout le monde chaque fois. À la longue, un tel comportement détruit la confiance et sans la confiance les mécanismes de l'échange ne peuvent plus fonctionner. Le marché tombe dans la logique de la jungle où celui qui domine est celui qui respecte moins les règles. Le marché se fige alors à un niveau de développent insatisfaisant pour tous les acteurs économiques. Pour donner l'idée de l'effet ravageur, au-delà des proportions, d'un comportement individuel non conforme aux règles, j'ai choisi un exemple simple et bien visible dans nos pays méditerranéens : il s'agit du non-respect des files d'attente. Rien n'est plus irritant qu'être dépassé quand on fait la queue. À bien y réfléchir il n'y a rien de tragique ; si une personne se place devant nous, il n'y a que deux ou trois minutes supplémentaires à attendre, mais le sens de rébellion et de frustration qui surgit dans les personnes qui se sentent lésées provoque des réactions disproportionnées : tout le monde proteste, la file se disloque, les plus forts jouent du coude et dépassent les plus faibles, le désordre s'installe et le temps d'attente se prolonge à cause des querelles de priorité. Et tout ce trouble n'est engendré que par la violation d'une petite règle — “le premier arrivé est le premier servi” — acceptée au départ par tous. L'injustice subie pèse davantage que la perte de temps et incite non seulement à un comportement agressif, mais à violer la règle même. L'exemple de la file disloquée est facilement transposable. Le respect des règles communes non seulement est une des conditions nécessaires au fonctionnement du marché, mais il constitue un des éléments pour que ce marché soit dynamique et attractif. Le marché algérien est un marché jeune. Il est normal que, suite à l'évolution rapide des lois et au développement plus ou moins ordonné de nouvelles activités productives, des pratiques non conformes aux règles de la bonne concurrence puissent y avoir pris pied. Il s'agit là d'un phénomène propre à la phase précoce du capitalisme dans un marché émergent, mais l'histoire a démontré que faute d'une évolution progressive vers de comportements plus conformes, c'est l'avenir de l'économie nationale qui risque d'être compromis. Bien évidemment des comportements illicites ne sont pas une caractéristique exclusive des économies de constitution récente : les affaires Emrom et WorldCom sont un exemple récent et éclatant de malhonnêteté dans les affaires dans un marché aussi mûr et contrôlé comme celui des Etats-Unis. Mais la capacité d'identifier la fraude par le contrôle, et de la sanctionner, démontre que même dans un pays qui a fait du libéralisme et du profit des principes-guide, l'intérêt général pousse au respect des règles. Je signale qu'après les deux “affaires” ci-dessus évoquées, les administrateurs délégués des sociétés ayant plus d'un milliard de dollars de chiffre d'affaires sont obligés maintenant à faire une déclaration jurée sur l'exactitude de leur bilan. Et aux Etats-Unis, le parjure est lourdement sanctionné. À chacun son rôle Je ne suis pas tellement naïf pour croire un seul instant que le simple constat, que la théorie économique affirme le respect de règles est plus avantageux pour la collectivité que des comportements illicites, fasse disparaître comme par miracle les opérateurs économiques malhonnêtes. Il en faut bien d'autres. L'Etat a un rôle essentiel à jouer, celui de mettre en place les règles du jeu et les structures de contrôle, mais, et voilà le point principal de mon raisonnement, pour que le tout puisse fonctionner, il faut que les opérateurs économiques, au moins ceux qui ont l'intention de durer dans le marché, les reconnaissent comme nécessaires à leur propre intérêt, les respectent et les intériorisent dans leur action. Ce n'est pas de l'économie ici qu'il s'agit : c'est un principe sociologique essentiel. Toute société, des plus complexes comme l'Etat aux plus simples comme le cercle des amis de la pétanque ne peut fonctionner si au moins la plupart de ses membres ne jouent pas le jeu. Les entrepreneurs ont un précis intérêt économique à être des “entrepreneurs conscients” comme les définit Alvin Toffler. Justement le président de la République, Abdelaziz Bouteflika, avait au moment de la sortie de l'avant-projet de loi contre la corruption bien mis l'accent sur l'implication des acteurs économiques et sociaux, incitant ceux-ci à élaborer des normes propres, ou coopérer avec l'Etat, afin que l'exercice des activités économiques se déroule “de manière correcte, honorable et adéquate”. Est-ce que cet intérêt est bien perçu aujourd'hui parmi les entrepreneurs qui opèrent sur le marché algérien (nationaux et étrangers bien évidemment) ? L'impression que j'avais eue à l'époque de mon arrivée en Algérie était plutôt négative à ce sujet. Je garde encore la synthèse de la “Contribution du forum des entrepreneurs pour une croissance forte et durable”, distribuée en février 2001 dans le cadre d'un débat à l'hôtel El-Aurassi : le document ne dédie pas un seul paragraphe à la régularisation du marché, à l'encadrement de la concurrence, à la transparence, à la cessation de pratiques frauduleuses. Les seules questions qui me semblaient intéresser les entrepreneurs à l'époque étaient la protection et les aides financières. Aujourd'hui, grâce à l'accroissement du marché, à la stabilisation de la situation politique et sécuritaire, le discours semble évoluer. Les meilleures entreprises algériennes, qui ont désormais devant elles la perspective de la durée, prennent de plus en plus conscience des dégâts que leur fait subir la concurrence déloyale : la contrefaçon d'abord, mais aussi le piratage, le travail en noir, etc. Il s'agit probablement d'une prise de conscience déterminée par des intérêts lésés, plutôt qu'inspirée par des raisons morales supérieures, mais cela importe peu à l'économiste qui constate que ce processus une fois enclenché est susceptible d'amener progressivement à une demande renforcée en matière de règles et de contrôle sur le marché. Mais les opérateurs économiques auraient probablement tort de rendre l'état seul et unique responsable du bon fonctionnement du marché. Il faut aussi que le milieu économique ne laisse pas la bureaucratie seule à légiférer. Bien évidemment faire les lois est une prérogative exclusive de l'Etat qui ne peut la déléguer à personne, mais ceci n'exclut pas un pouvoir de proposition et un dialogue. Cette pratique a permis dans beaucoup de pays de limiter même le risque d'un excès de réglementations susceptible d'empêcher le libre développement du marché. Pour conclure… Ce que je viens de dire d'une façon peut-être un peu trop longue est au fond très simple. En résumant : l'économie algérienne est une économie qui base son futur sur le développement de son marché ; pour que le marché puisse fonctionner, il faut non seulement des règles, elles existent déjà, mais il faut que les opérateurs économiques soient convaincus que le respect de ces règles, même si elles limitent parfois la maximisation du profit, est nécessaire à leur propre avenir. Il me semble enfin qu'une prise de conscience en ce sens se manifeste. Bien évidemment la réalité est beaucoup plus complexe et je laisse à d'autres, plus compétents et mieux informés que moi, la tâche de pousser bien plus à fond le raisonnement. Une prévision ? Je ne suis pas un protestant anglais comme Adam Smith et je ne crois pas à la rationalité de la main invisible qui guide le marché. Par ailleurs, j'ai constaté au cours de ma vie que la soi-disant main invisible a une fâcheuse tendance à donner de bien concrètes gifles à gauche et à droite. J'appartiens plutôt à une inexistante école économique méditerranéenne dont la caractéristique est la confiance et le scepticisme. Mon côté confiant me fait croire qu'à la fin un certain équilibre et une certaine rationalité s'installeront avec le temps dans les rapports économiques parce que, grâce au ciel, nous ne sommes pas uniquement des sujets économiques, isolés dans un monde à part, mais nous appartenons à un tissu social plus complexe, dans lequel agissent aussi d'autres valeurs que la simple recherche du profit. Mon côté sceptique m'amène à penser que, en tout cas, les hommes auront toujours une tendance à transgresser la loi pour un profit immédiat : il s'agit alors de les amener à moins pécher, peut-être en diminuant le nombre des actes illicites répertoriés dans les lois. Mais celle-ci, comme disait Kipling, est une autre histoire. L. G. Ambassadeur de l'Union européenne à Alger