Les organisateurs gagnent jusqu'à 100 millions de centimes par traversée. Les harragas ne sont pas en contact avec le premier maillon du réseau. Des stations-service à Annaba fermées pour vente d'essence dans des jerricans. La plage Sidi Salem de Annaba est déserte. La grande bleue n'attire pas, en ce jour de grisaille du mois de décembre 2018, son lot de candidats à la migration irrégulière. Elle paraît calme. Mais pour les connaisseurs, le large est plutôt mouvementé. La météo n'est pas favorable à la navigation en haute mer. À quelques centaines de mètres, des pêcheurs se préparent pourtant à sortir en mer, sur des barques en bois recouvertes de résine, semblables à celles utilisées par les harragas. Rétif dans un premier temps, Kebir Saïd, président de l'association El-Wafa pêche artisanale maritime Seybouse, consent à discuter avec nous. "Vous vous intéressez aux harragas ? Je vous le dis : nous sommes tous complices." "Comment ? Par le silence, la compromission", laisse-t-il entendre. "Regardez ce garçon. Il était chômeur. Nous lui avons donné un métier. En quatre ans, 209 jeunes sans emploi ont été formés à l'école de pêche", soutient-il. De son avis, la solution est simple : donner du travail et un loisir aux jeunes Algériens. De fil en aiguille, il avoue qu'entre candidats à la migration clandestine et les pêcheurs, la relation n'est pas vraiment cordiale. "L'année dernière, les harragas nous ont brûlé un matériel d'une valeur de 400 millions de centimes, car nous les avons empêchés de sortir par l'embouchure qui longe l'abri de pêche. Nous avons été contraints de poster des gardiens de nuit", lâche-t-il. Un autre marin apporte une version différente. "Ils nous ont soupçonnés de les avoir dénoncés aux gardes-côtes." Objectif : éviter les contrôles intempestifs des forces navales. "Tous les pêcheurs affiliés à l'association ont des badges. Ils sont déclarés à la marine", indique Saïd Kebir. Sur la plage Seybouse, un passant, la cinquantaine, s'arrête à notre niveau. "Je suis un ancien harrag. Je suis resté huit ans entre l'Italie, l'Espagne et la Grèce." Il ne veut pas renouveler l'expérience, qu'il a visiblement mal vécue. Il ne dira rien sur son expérience à l'étranger. Il semble bien connaître, toutefois, les réseaux des harragas dans sa ville. "C'est un bon business. Les organisateurs gagnent jusqu'à 100 millions de centimes par traversée, alors que le coût de revient du matériel est d'environ 700 000 DA, en comptant 150 000 DA pour la barque et approximativement 550 000 à 650 000 DA pour le moteur de 40 chevaux. Les harragas ne sont pas en contact avec le premier maillon du réseau. Ils achètent la barque et le GPS en deuxième et troisième mains." Il parle vite, sans attendre les questions. "Les embarcations sont construites dans des endroits improbables, afin d'éviter les descentes de la police. Souvent, elles sont montées en quelques jours, à l'intérieur d'un container, pour faciliter le transport", avise-t-il. Ses confidences sont corroborées par d'autres sources. Les barques, en bois bon marché ou en contreplaqué, sont souvent mal réalisées. Les planches, assemblées à la va-vite, gardent des vides entre elles, conduisant aux infiltrations dès que la felouque s'enfonce dans l'eau sous le poids de ses passagers en surnombre. Les expéditions sont minutieusement préparées. Les harragas s'enquièrent des conditions météorologiques au départ et à la destination. Ils s'équipent d'un moteur, d'un GPS et d'une vingtaine de jerricans d'essence de 40 litres, qu'ils utilisent comme sièges durant la traversée. De véritables bombes à retardement. C'est probablement ce qui est arrivé à l'embarcation qui a pris feu dernièrement au large d'Oran, tuant ses vingt passagers. "Les migrants utilisent des embarcations artisanales, sans aucun équipement de sécurité. Ils n'ont pas de gilets de sauvetage, ni de bouées ni d'extincteurs et parfois même pas d'eau potable. Ils prennent des dattes et de la galette", nous-dit-on. Pour parcourir les quelque 155 miles qui séparent Annaba de la Sardaigne (l'autre route de prédilection par des côtes de l'Oranie vers l'Espagne), il faut compter, dans des conditions optimales, 18 à 20 heures passées au large. Les migrants sont néanmoins régulièrement confrontés aux pannes de moteur et aux infiltrations d'eau. Les deux causes majeures des drames récurrents des harragas. L'existence d'un réseau de passeurs serait un mythe. Les gens, qui tirent un profit lucratif de la tendance à la migration clandestine par voie maritime, ne risquent guère leur vie en accompagnant les harragas dans leurs traversées. "Si l'on analyse la composante des équipages, nous constatons qu'ils sont formés de personnes du même quartier ou de la même famille", souligne Kamel Belabed, père d'un harrag disparu. Un candidat avec des notions de navigation fait office de batelier. Pour ce service, il ne paie rien pour son voyage. S. H.