Tous les regards sont braqués sur l'Algérie où se développe un phénomène historique inédit. Par son ampleur et son caractère sympathique, il a suscité de la curiosité puis de l'admiration et du respect. Il s'agit de la révolution joyeuse d'un peuple longtemps soumis à l'oppression d'un autoritarisme violent et anachronique. La rue algérienne vient de réfuter par la meilleure des preuves, celle des faits, l'idée profondément ancrée dans les esprits et selon laquelle, dans le monde d'aujourd'hui, les soulèvements populaires sont condamnés à des évolutions violentes et chaotiques inéluctables. Même si l'expérience algérienne est à ses premiers balbutiements, elle a d'ores et déjà gagné les cœurs. Regardée désormais comme modèle, elle ouvre des horizons nouveaux et montre un large champ des possibles aux peuples opprimés du monde entier. L'Algérie réinvente l'espoir. Une belle page de l'Histoire de l'humanité s'écrit en ce moment et dans un alphabet algérien. Que se passe-t-il au juste ? La réalité de cette mobilisation c'est l'irruption d'une jeunesse privée d'avenir et dont l'espoir se résume à un rêve furtif et insaisissable. C'est l'irruption des femmes écrasées sous le poids des préjugés, des pesanteurs sociales et des commandements absurdes. C'est l'irruption des laissés-pour-compte, ces exclus usés et désabusés par des années d'outrances et d'outrages. C'est l'irruption de l'Algérie réelle, cette Algérie d'en bas sans laquelle l'Algérie n'existerait pas. La réalité de cette mobilisation c'est aussi le jaillissement d'un peuple dans toutes ses couleurs, toutes ses nuances, dans sa diversité éclatante, harmonieuse et joyeuse. Un peuple heureux de retrouver enfin sa fierté, sa dignité grâce à sa capacité à dominer ses peurs et à dissiper ses doutes. C'est le jaillissement d'un désir d'émancipation fortement articulé au souci d'éviter les impasses du passé. Cette mobilisation sans précédent renvoie l'image de ce que doit être, ce que va être l'Algérie de demain. Une Algérie rassemblée autour de l'idéal de liberté, d'égalité et de progrès. Sous le règne de Bouteflika, le régime s'est peu à peu ghettoïsé, coupé de la société. Il a sombré dans une dérive oligarchique et mafieuse aux allures d'une entreprise coloniale. Les dignitaires du régime et leurs diverses clientèles ont perçus comme de nouveaux colons. Raison pour laquelle la déferlante populaire a pris les apparences d'un mouvement de libération nationale. Notre pays traverse un moment historique, une rupture franche et définitive avec l'ordre ancien. La centralité s'est déplacée du système en place vers le mouvement populaire car ce dernier est très vite passé de la protestation à la contestation. Un autre bond qualitatif est sur le point de se réaliser : le passage à la construction. La mobilisation collective n'est pas seulement un moyen d'exprimer une colère ou une aspiration. C'est aussi et surtout l'opportunité de retisser le lien social, d'échanger et de projeter. C'est un immense laboratoire, un espace d'affirmation du génie populaire. C'est le lieu d'émergence d'une conscience collective qui n'est pas l'addition des consciences individuelles. La conscience collective est une force, une énergie capable de dépasser les fatalités et de forcer les destins. La mobilisation collective doit s'approfondir et porter l'aspiration démocratique à un point de non-retour sans pour autant perdre de son caractère pacifique. La violence est son pire ennemi car la violence pervertit, obscurcit, divise et démobilise. La violence promeut les aventuriers et relègue à la marge les porteurs de solutions et les bâtisseurs de l'avenir. L'Algérie a accumulé suffisamment d'expérience pour pouvoir aborder l'avenir avec assurance et sérénité. Notre société recèle un trésor de compétences et d'intelligences. Notre jeunesse est brave, dynamique et courageuse et audacieuse. Elle est capable des miracles les plus beaux, les plus inattendus. L'Algérie ne correspond nullement à l'image désolante et honteuse renvoyée par la minorité de malfrats au pouvoir. L'Algérie est en mesure d'accéder à la grandeur et à la respectabilité. La position patriotique aujourd'hui consiste à se démarquer du système et de la minorité qui s'y accroche contre vents et marées. Les résistances au changement sont et seront très fortes et prendront souvent des formes insidieuses et dissimulées. Aussi, le passage de l'ordre ancien à l'ordre nouveau doit être une œuvre collective, un effort de tous. La vigilance populaire est l'unique garantie de réussite du processus de transition et de son irréversibilité. Chaque séquence de transition doit prévoir les modalités de participation du citoyen. Les initiatives sincères et constructives, individuelles ou collectives, doivent s'exprimer dans la transparence. Les démarches de l'ombre nuisent à la dynamique populaire. Les grandes questions de la transition sont celles des objectifs, du séquencement, des mécanismes et des garanties. Les acteurs directs de la transition doivent répondre à des critères précis et s'engager à respecter un certain nombre de principes. Par ailleurs, la négociation est tributaire de la satisfaction de certains préalables comme le renoncement à la prolongation du mandat du président, le renvoi du gouvernement, la dissolution du FLN et le gel des transferts de capitaux et autres transactions suspectes des dignitaires et clientèles du régime. Quelques remarques sont ici nécessaires : * Un : la transition n'est pas un choix politique. Elle relève du bon sens. En effet, le passage d'un système à un autre nécessite une étape intermédiaire. * Deux : il n y a pas de modèle général de la transition. C'est une expérience historique singulière et à ce titre elle puise ses éléments constitutifs du vécu dans lequel elle se déploie. Je voudrai enfin faire observer un phénomène important : la transition est déjà en marche dans la société. * Premier exemple : la réappropriation de l'espace public par les citoyens. La mobilisation populaire a abrogé le décret d'interdiction de manifester à Alger. * Deuxième exemple : le révolte des magistrats contre la pratique de l'injonction porte en elle les germes de l'indépendance de la jsutice. * Troisième exemple : le changement visible dans le comportement des fonctionnaires et des services de sécurité. Toutefois, la priorité de l'heure est de maintenir et renforcer la mobilisation pour imposer la volonté citoyenne comme pour déjouer les manœuvres du pouvoir et de ses relais. Le moment n'est pas au relâchement car le pouvoir et ses affidés sont totalement isolés, discrédités et montrent des signes évidents de panique. En vérité, ils sont terrorisés à l'idée de devoir partir en laissant derrière eux un état des lieux des plus compromettants. Trois dossiers font particulièrement trembler le système : le pillage et l'accaparement, l'énergie et le sécuritaire. Je dois ici exprimer mon sentiment personnel. Je suis opposé à toute démarche allant dans le sens du règlement de compte. Seulement, le devoir de donner des comptes n'est pas le règlement de compte. Je suis également opposé à un retour destructeur au passé. Et là aussi, il dépend des décideurs de faire le choix de la sagesse pour éviter que ne surgissent les rancœurs du passé. Les décideurs auront tort de ne pas prendre à sa juste mesure le sens profond de cette insurrection citoyenne. L'entêtement est la pire des attitudes. Djamel Zenati Alger, le 18 mars 2019