Dans un article paru dans le journal Liberté l'été dernier, j'ai évoqué les premières années après l'indépendance, les plus belles peut-être que j'ai vécues. En guise de conclusion, j'ai commencé par rappeler que la jeunesse s'est sacrifiée pour arracher une liberté qui a inspiré et encouragé tant d'autres peuples à travers le monde, que c'est encore elle qui a le plus souffert pendant la tragédie nationale. J'ai terminé mon texte en fondant mon espoir sur une jeunesse éprise de liberté et d'équité, assoiffée de savoir et d'accomplissement citoyen, parfois contrainte de traverser les frontières les plus lointaines pour se voir finalement consacrée. Je dois reconnaître néanmoins que la nostalgie des années post-indépendance prenait quelque peu le dessus, convaincu que les réformes nécessaires à l'épanouissement de notre jeunesse n'avaient pas été effectivement menées. Nous avions en effet donné "récréation" à la jeunesse, persuadés que nous pouvions faire son bonheur malgré elle et sans elle. En réalité, nous avions tenté de l'abreuver d'illusions sous forme de dissertations et de discours sur la nécessité de rompre avec la dépendance aux hydrocarbures et sur les vertus de la diversification de l'économie, alors que nous n'avons cessé de penser que nous ne sommes que par les hydrocarbures. Bien entendu, ce n'est pas le pétrole en soi qui est une malédiction ; il est un don de la nature. C'est la manière de l'utiliser qui peut en faire un facteur de développement ou d'aliénation. De même, le projet de transformation de jeunes chômeurs en entrepreneurs, dans le cadre de l'Ansej, par exemple, est certes louable dès lors qu'il s'agit d'un processus de transformation d'un revenu des hydrocarbures en création d'emplois productifs. Toutefois, l'absence d'un système efficient de formation adaptée en amont et d'accompagnement en aval, a donné lieu dans la plupart des cas à une simple distribution de cette portion de rente, faisant de celui qui en a bénéficié un "assisté" et de celui qui l'a octroyée un "bienfaiteur". À vrai dire, nous avons manqué de construire l'essentiel pour notre jeunesse : un système de formation et de santé de qualité ainsi qu'une économie durable, capable de l'impliquer effectivement et, partant, de réunir les conditions nécessaires à la constitution d'un citoyen libre. À défaut de projet commun construit avec et pour la jeunesse, cette dernière tente de s'en sortir, ici ou ailleurs, et à quel prix ! C'est sans doute à cause de ces obstacles entre autres que je croyais que mon espoir de voir cette jeunesse éclore ne se réaliserait pas de sitôt. Cela est certainement également dû à mon appartenance à un monde dont la nature et le rythme sont totalement dépassés par le leur. Jamais une erreur ne m'aura procuré tant de bonheur ! Je suis émerveillé par la diversité, l'énergie, le civisme et le patriotisme de cette jeunesse. Je suis convaincu à présent qu'elle saura s'inventer un avenir radieux. Investir dans la jeunesse Pour cela, si la cohésion sociale et la stabilité du pays constituent le préalable nécessaire à tout développement économique, tout le monde gagnerait à ce que celles-ci intègrent l'établissement d'une autre relation entre l'Etat et le citoyen, par un changement de comportements de l'un et de l'autre afin d'engendrer une réelle source d'autonomie et d'émancipation individuelles et sociales. Si l'Etat ne doit naturellement pas abandonner à leur sort les plus démunis, il devrait substituer à la politique actuelle de subventions, aussi injuste qu'inefficace, celle qui tiendrait compte de la situation économique et sociale réelle de chacun. Il convient également de rompre avec le comportement qui consiste à s'enrichir par le commerce informel, à l'ombre de la rente et qui, en entretenant la mentalité "de l'accumulation pour l'accumulation", aboutit à une forme d'aliénation de la société. En outre, il est nécessaire d'encourager davantage l'entreprise qui prend des risques, innove, crée de la richesse et des emplois grâce à des investissements productifs. Celle-ci devra contribuer en retour à la diversification de l'économie de façon inclusive, soucieuse de leur impact social et environnemental. De plus, le secteur privé devrait dépasser la contribution classique de toute entreprise en contrepartie du profit, en s'impliquant davantage dans des activités philanthropiques, telles que la promotion de l'art et de la culture. Un tel comportement permet la conjugaison de l'intérêt personnel et de l'intérêt de la société d'aujourd'hui et de demain. Or, le nombre de ce type d'entrepreneurs est nettement insuffisant au regard des grands défis que l'Algérie devrait relever. L'expérience a montré que l'une des clés essentielles de réussite en matière de développement économique réside dans les investissements précoces et intensifs dans la formation adaptée, accompagnés d'une amélioration soutenue et rapide de son niveau. Les entreprises doivent, en effet, être en mesure de trouver sur le marché du travail des demandeurs d'emploi ayant un profil qui puisse répondre à leurs besoins réels, d'autant plus qu'elles doivent être compétitives, dans le contexte du processus de la mondialisation et de ses défis. Je me souviens de la rencontre, organisée à l'Université d'Alger 3 entre deux chefs de grandes entreprises, l'une publique et l'autre privée, et des étudiants à l'occasion de la commémoration du 19 Mai, désormais journée de l'étudiant. Les deux chefs d'entreprise avaient lancé le même appel : "Nous avons besoin d'un certain nombre de cadres et sommes tout à fait disposés à satisfaire ce besoin en nous adressant à votre Université." Mais tous deux ont exigé de la qualité et des profils adéquats car, ont-ils souligné, "nos entreprises doivent être compétitives". La plupart des étudiants présents comme ceux que j'avais rencontrés plus tard avaient adhéré à cet appel car, au-delà de l'augmentation de la richesse nationale, l'éducation profite aux individus. Les jeunes, moteur de tout processus Mais la qualité ne se décrète pas ; elle est le résultat d'un processus qui ne peut s'inscrire que dans la durée, en commençant par l'école et à condition que la logique politique ne se substitue pas à celle de la pédagogie, en raison notamment de la "recherche de la paix sociale" à tout prix. Relever le défi de la qualité de la formation requiert là encore, en tout état de cause, le refus d'un nivellement par le bas conjugué à un système qui fonctionne de manière transparente et équitable. Mais à quoi et à qui serviraient tous ces efforts si les compétences ainsi formées n'étaient pas consacrées sur place ? L'impérieuse nécessité de mettre en valeur ces compétences ne signifie pas, bien entendu, que ces dernières ne seraient plus tentées par l'expatriation car une telle interprétation ignorerait la nature et les conséquences du processus de mondialisation. Simplement, la consécration et la valorisation des compétences nationales peuvent constituer un puissant facteur de limitation de l'exode, d'une part, d'attractivité de compétences de la diaspora, d'autre part. Quoi qu'il en soit, il est essentiel de mener les réformes permettant une formation de qualité pour garantir le passage d'une économie atypique à une économie de marché. Celle-ci est définie, rappelons-le, non pas par le marché en soi, source d'inégalités qui risquent de remettre en cause la cohésion sociale, mais par un système concurrentiel qui assure une meilleure allocation des ressources et des innovations indispensables à une croissance durable de l'économie, d'une part, par l'entreprise dont le rôle est fondamental pour la construction d'une économie productive, diversifiée, d'autre part. Bien entendu, il n'est pas question de faire l'apologie du marché. L'expérience algérienne devrait avoir le mérite de permettre de comprendre que l'on ne doit pas abandonner un dogme pour un autre ; il s'agit plutôt d'une nécessaire complémentarité du marché et de l'Etat, stratège. Ce dernier doit élaborer de manière inclusive une vision, une stratégie et un horizon temporel appropriés à l'instauration d'une économie de marché effective. Cette dernière, en mobilisant toutes les compétences de qualité, pourra, à terme, se substituer à l'économie rentière. Dans ce cadre, le recours à l'investissement direct extérieur peut être bénéfique, alors que la nature actuelle de l'économie algérienne ne garantit pas la réalisation d'un lien vertueux entre endettement extérieur et croissance économique ; ce type d'endettement l'exposerait même à de graves vulnérabilités. Les réformes structurelles de l'économie, à l'instar de celles nécessaires à une formation de qualité, deux domaines intimement liés, requièrent en tout état de cause d'être acceptées par le plus grand nombre possible. Pour cela, le gouvernement qui les mènera, dans un contexte de rareté des ressources, doit être suffisamment représentatif, donc issu d'une large majorité de la population dans le cadre d'élections libres et transparentes. Il devra faire en sorte pour que les sacrifices à consentir soient répartis de façon équitable et s'assurer que les enfants de ceux qui se sacrifient aujourd'hui profiteront réellement des fruits de la croissance de demain. Des institutions également représentatives, indépendantes, assureront effectivement le suivi et l'évaluation périodique de l'action du gouvernement. Dans l'intérêt de l'économie et de la société, la nécessaire phase de transition devrait s'achever le plus tôt possible. Une échelle des valeurs plus appropriée serait alors établie. Bien entendu, la jeunesse doit être au cœur de tous les processus qui engagent le pays. Pr A. R. (*) Professeur d'économie, avocat omis, Abdelouahab Rezig a été doyen de la faculté des sciences économiques d'Alger, directeur du Centre de recherche en économie appliquée pour le développement (Cread), directeur du Centre de développement des Nations unies pour l'Afrique du Nord, recteur de l'université d'Alger 3, membre du Conseil national économique et social (Cnes), membre du Conseil consultatif du rapport des Nations unies sur le développement humain dans le monde arabe (Pnud). Il a en outre été professeur associé et/ou invité notamment aux universités de Naples, de Lyon II, de Grenoble et de Tempéré. Il est auteur de plusieurs ouvrages.