Ce qui devait arriver est arrivé ce vendredi. L'armée, à travers et à cause de son premier responsable, est dans l'arène. Face au peuple. Semaines après semaines, le phénomène se précisait inéluctablement. Les contradictions du chef d'état-major s'enchainaient. Les laborieux montages, censés redonner clarté et cohérence à des discours ambigus ont alimenté la suspicion. Les mises au point concernant des déclarations erratiques n'ont pas contribué à dissiper les méfiances qui ne tarderont pas à se muer en défit. Dans ces tergiversations, il y a bien sur la surprise, la précipitation, la colère ou l'incertitude des lendemains devant une situation inimaginable pour des hommes qui ont toujours vu leurs injonctions exécutées immédiatement. Mais n'y a-t-il que cela ? A l'évidence, la compréhension d'un mouvement historique, porté par une génération à laquelle les pouvoirs publics ont dénié toute capacité d'émancipation, fait défaut chez les décideurs. Et, pour l'armée, cette méconnaissance représente le facteur de risque le plus critique. Objectivement, l'insurrection algérienne et la hiérarchie militaire empruntent deux trajectoires qui ne risquent pas de se rencontrer. La langue de bois débitée par des supplétifs, qui auront vite fait de tourner casaque, définit l'ANP comme héritière de l'armée des frontières, ce qui, de leur point de vue, en fait l'émanation la plus accomplie du peuple. Les sanglants affrontements qui ont vu en 1962 l'ALN enterrer ses derniers martyrs devant des troupes fraiches et suréquipées arrivées du Maroc et de Tunisie ont été tus mais jamais oubliés. Cette « victoire » devait sceller le statut de prétoriens pour lesquels le « droit » de la force devait s'imposer à la nation. Seuls les bénéficiaires d'un militarisme tutélaire ou leurs laudateurs se persuadent encore du mythe d'une armée qui serait l'émanation symbiotique du peuple. Les abus subis quotidiennement, les peurs refoulées des années durant, les enlèvements arbitraires, les assassinats politiques ou, humiliation ordinaire, les signes ostentatoires d'une richesse imméritée ont construit les vraies perceptions que l'Algérien s'est toujours fait de l'armée. Le tabou qui a rendu muettes les douleurs endurées dans la terreur a volé en éclat depuis le 22 février. On peut comprendre qu'une structure qui a dirigé un pays pendant plus d'un demi siècle sans avoir jamais consulté personne soit déstabilisée par un peuple qui a décidé, non seulement de s'exprimer librement, mais aussi de faire valoir ses droits. D'où le dialogue de sourds qui marque la relation ou, plus exactement, l'absence de relation entre la rue et l'état- major. L'ignorance des menaces répétées, l'irritation ou la dérision que suscite chez l'Algérien le double langage comme son rejet de solutions imposées exaspèrent le ministère de la défense qui ne comprend pas pourquoi ses menaces n'ont plus aucune incidence sur la mobilisation populaire. La raison de ce rejet est pourtant simple. La rhétorique militaire est désormais sans effet car elle vise une communauté de sujets qui n'existe plus. Habituée très tôt au silence d'une collectivité saignée par une guerre qu'elle n'a pas connue, encouragée plus tard par la contre-société des années quatre vingt dix où des enfants égorgeaient parents et voisins, l'armée des frontières s'est persuadé puis convaincu de la nécessité de sa tutelle éternelle sur un peuple interdit de maturité. Confondant causes et effets, le militaire d'après guerre n'a pas saisi que l'absence de liberté était génératrice de régression morale et matérielle. Enfermé dans la solitude du pouvoir, grisé par le sentiment de toute puissance, il a oublié que dans tous les pays et à travers toutes les époques, ce modèle de gestion a toujours été, à un moment ou un autre, remis en cause. La merveilleuse surprise des instants bénis que vit le pays, vient de ce que l'éveil de l'Algérien ne s'est pas construit en écho à la violence qui lui a été infligée dans la foulée de la fin de la domination coloniale. Et par ce que, miracle national, le niveau du citoyen est supérieur à celui du dirigeant, il est du devoir du peuple, pour le bien de l'institution militaire comme pour celui de la nation, d'accompagner le soldat dans le cheminement qui le conduira à sa place naturelle : la caserne. Les postures martiales aussitôt suivies de piteux rétropédalages sont davantage le signe d'un égarement que celui d'une adaptation stratégique. L'armée algérienne est confrontée à une aspiration démocratique qu'elle appréhende d'autant plus mal qu'elle ne l'a jamais imaginée ni à plus forte raison souhaitée. Pour l'état-major, les appels, plus ou moins intéressés, qui lui sont adressés pour diriger, arbitrer ou contrôler une transition démocratique sont autant de codes illisibles. D'où ses réponses stratégiquement indéchiffrables où chaque affidé s'évertue à puiser ce qui lui convient ou le rassure. Traduisant des inquiétudes courant dans l'opinion publique depuis le début du soulèvement populaire, plusieurs voix se sont essayé à alerter, en vain, sur l'impasse à laquelle allait inévitablement conduire la mise en œuvre de l'article 102. Dans un second temps, l'avertissement lancé contre une procédure qui allait placer en première ligne l'institution militaire face à une insurrection civique n'a pas rencontré meilleure écoute… Les responsables de l'armée donnent l'impression de n'avoir retenu aucune leçon de la déchéance qui a enseveli Bouteflika. Pire, ils semblent vouloir lui emprunter ses ruses, sombrant du coup dans les mêmes travers. On sait que le chef d'Etat déchu, qui a toujours cru pouvoir se jouer de tout et de tous, a d'abord osé un ubuesque cinquième mandat avant de tenter de négocier une rallonge du quatrième pour, enfin, piéger la sortie de crise par des décisions pernicieuses qui ont eu pour conséquence immédiate de dynamiser et de radicaliser la contestation. La situation politico-juridique dans laquelle se trouvent aujourd'hui l'homme d'Oujda et son clan n'a apparemment pas inspiré ceux-là mêmes qui ont été contraints par la rue de s'en délester. Au lieu de réagir à temps et en concordance avec un moment inédit de notre Histoire, l'état-major botte en touche et veut s'ériger en justicier pour faire diversion, espérant tout à la fois voiler ou au moins brouiller les revendications populaires, diviser le mouvement, régler des comptes et polluer le très délicat problème de la corruption en amalgamant les genres et les auteurs. L'arrestation, le même jour, de Issad Rebrab et des frères Kouninef, opérateurs économiques dont les pratiques, les relations et les positions sont aux antipodes les unes des autres, est exemplaire d'un aveuglement panique qui prétend neutraliser une révolution, citée en exemple dans le monde, par des manipulations médiatiques sur fond d'instrumentalisation de la justice. La première victime de cette grossière opération est le chef de l'état-major lui même. Peu ou mal conseillé, le premier militaire du pays est, depuis ce week-end, la cible préférée des manifestants. Pourtant, avec un minimum de lucidité, il pouvait s'épargner ce triste privilège. Et, désormais, ce discrédit ira en s'aggravant si ses sorties médiatiques pendulaires se répétaient. En période révolutionnaire le temps est précieux Il faut savoir ne pas le dilapider dans de vaines manoeuvres. Une issue avantageuse et possible aujourd'hui ne le sera pas forcément demain. Les grands stratèges le savent. Dans les moments de grands basculements de l'Histoire, le déni de réalité est souvent plus préjudiciable que l'incompétence. Escompter un essoufflement du mouvement en spéculant sur les effets du ramadhan ou les désagréments des chaleurs qui arrivent serait le signe de l'autisme propre aux dirigeants illégitimes que l'arrogance, généralement sous tendue par l'affolement, empêche d'apprendre de l'Histoire. D'autres tyrans, habités par une suffisance bestiale et convaincus de leur supériorité technologique ont préféré voir « un coup de tonnerre dans un ciel serein » quand ils ont été confrontés à un séisme planétaire un certain premier novembre 54. Même s'il n'en a pas la même expression, et c'est tant mieux, le vent de liberté qui souffle actuellement sur l'Algérie est de même nature que celui qui a balayé l'ordre colonial. C'est, en effet, la deuxième fois que de son Histoire que le peuple algérien se soulève unanimement pour un même objectif. Certes, tous les problèmes, ne sont pas résolus, loin s'en faut. La mise en forme de l'insurrection citoyenne devient maintenant une urgente nécessité. Il nous faudra mieux rationaliser nos débats, élaborer un agenda pour concrétiser le sens libérateur d'un immense message par des propositions structurelles et sociétales pertinentes…Cependant, et indépendamment de la forme que prendra son évolution immédiate, la révolution du 22 février figure déjà au registre du patrimoine universel des grandes épopées politiques. Cela, le peuple le sait. Et un peuple souverain, c'est d'abord l'expression et l'affirmation de la volonté du citoyen. C'est à lui de guider le soldat et non l'inverse. La libération algérienne est passée du stade de révolte à celui de révolution le jour où a été affirmée en aout 1956 la primauté du politique sur le militaire. Il a fallu attendre 63 ans pour qu'enfin l'Histoire se fasse justice. Publication de Saïd Sadi sur sa page Facebook Aghrib, le 28 avril 2019