Le 20 août 1955 n'était pas seulement un moment de rupture totale avec les Français, mais était surtout l'épilogue des divergences partisanes internes. Ainsi, il n'était plus possible désormais de contester la décision prise par ces héros qui avaient déclenché la lutte armée. Soit on est algérien, et on est avec la Révolution, soit on s'engage avec le colonialisme. Ceci n'était pas valable seulement pour le cercle des initiés à la chose politique, mais c'était une évidence pour tout le peuple algérien. C'est ce que Zighoud voulait justement atteindre en disant un jour, alors qu'il préparait l'offensive du 20 août, qu'il fallait arriver à un point de rupture définitive avec l'occupant français, à travers une action exceptionnelle qui puisse rompre une relation de 132 ans avec la France. Avant d'évoquer le 20 août, il faut bien parler des circonstances qui avaient présidé à ce moment crucial de la Révolution algérienne. Après la mort au combat de Didouche, début 1955, Zighoud me demanda de lui organiser une rencontre avec la population dans la région de Skikda, dans le but de sensibiliser les gens et de les mobiliser pour la Révolution. J'ai choisi un point de chute chez une personne nommée Yazli. De là, nous commencions à tisser des contacts, par l'intermédiaire d'un militant du mouvement national, qui s'appelait Bousennane Hemmada, qui était en contact avec les militants de divers bords. Ce qui lui a permis de jouer un rôle important dans la mobilisation de la population et la préparation de la lutte armée. Le séjour de Zighoud dans cette maison a duré deux à trois mois. Puis, nous lui avons changé d'endroit, pour séjourner chez un certain Bellaouar. Un jour, nous avons été surpris par l'assaut d'une petite unité de l'armée française. Le propriétaire de la maison, ainsi que des membres de sa famille, ont été tués, la maison entièrement détruite, et presque tous les habitants du village seront déplacés. Après cet événement tragique, qui a bouleversé la population alors que nous étions encore au début de la guerre, Zighoud retourna dans ce village pour s'enquérir, comme à son habitude après chaque événement, de la situation des habitants, leur remonter le moral et leur expliquer que nous étions avec eux. Mais, à la vue de l'ampleur des ravages et du choc que cela a dû laisser chez les habitants, il fut pris d'une grande colère. Et d'habitude, quand il est dans un pareil état, il se met à faire les cent pas, en se parlant à lui-même d'une voix quasiment audible. Soudain, en arrivant à mon niveau, il s'arrêta et s'adressa à l'assistance pour lancer que la riposte devait être aussi cruelle, pour démontrer à notre peuple que nous étions, nous aussi, capables de frapper fort. Le ton du discours était vraiment fort. Il donnait l'impression d'avoir pris sa décision ou alors ce drame l'avait décidé à mettre à exécution un projet auquel il aurait déjà réfléchi. Il y avait avec nous un certain Smaïl Zeghal, un homme intelligent et vif d'esprit, qui était venu deux semaines plus tôt. Il était présent lorsque Zighoud a tenu ce discours. Il commençait alors à concevoir des idées et échafauder des plans d'action avec Zighoud, jusqu'à devenir son véritable collaborateur, grâce à sa culture et à son expérience. Il s'attacha alors sérieusement à monter des plans susceptibles de porter des coups durs aux Français. La première action - une embuscade contre les forces françaises - fut menée dans le Nord-Constantinois, sur le tronçon entre Skikda et Collo. A cette époque, j'étais dans le groupe conduit par le moudjahid Omar (...). Les éléments du groupe étaient équipés d'armes traditionnelles : des fusils de chasse et des mitraillettes légères. L'embuscade était une manière, pour nous, de sonder l'ennemi et de lui faire comprendre que la Révolution s'était généralisée et s'était étendue à toutes les régions. La riposte des états-majors de l'armée française a été des plus vigoureuses, en commençant à envoyer des renforts et à déployer des troupes partout. C'est à partir de là que Zighoud avait estimé que l'idée de l'embuscade était un succès, dès lors qu'elle avait atteint l'objectif escompté, à savoir celui d'envoyer un message à l'ennemi, et de s'entraîner pour de prochaines actions. Le travail après cette action s'intensifia donc et s'accéléra. Il se traduisit par l'acheminement d'armes et la mobilisation populaire. Cela dura jusqu'à fin mai. Des groupes ont été constitués au niveau du Nord-Constantinois, et chaque groupe était chargé d'une mission : généralement une embuscade, un attentat ou une action de sabotage visant les propriétés françaises et la destruction de moyens de communication et des poteaux téléphoniques. Ces actions ont été menées avec succès; ce qui insuffla une réelle dynamique d'action, surtout que la région était réputée pour sa loyauté, et était entièrement acquise à notre cause. Deux mois plus tard, Zighoud était pleinement persuadé qu'il avait désormais, en tant que chef, toute la latitude d'organiser tout type d'action militaire ou politique susceptible de déstabiliser sérieusement l'ennemi. Nous ne savions pas encore que ce que nous avions réalisé comme actions était le prélude à une action d'envergure, qui était l'offensive du 20 août 1955. Les Français utilisaient une tactique qui consistait à se focaliser sur une zone jusqu'à l'avoir à l'usure, avant de passer à une autre. A cette époque, la concentration était sur la Wilaya I, du fait que la lutte armée y était déclenchée, et que c'était une région aux reliefs inaccessibles. L'idée de Zighoud était de desserrer l'étau sur la Wilaya I, en lançant une grande action susceptible de déstabiliser l'armée française qui s'était massivement déployés dans l'est du pays. L'opération dirigée sur les Aurès était accompagnée d'une puissante action psychologique ; le général Berlanche avait déclaré ce jour-là qu'il ferait des Aurès «le tombeau de l'insurrection algérienne». Les nouvelles qui parvenaient à Zighoud, toujours à l'écoute de la radio et des informations, faisaient état de la brutalité de l'opération. De plus, il avait reçu une lettre de Chihani Bachir qui lui décrivait la situation dans les Aurès, et lui suggérait de mener une action, fût-elle limitée, pour alléger ce terrible siège qui se resserrait sur la région. Zighoud avait la même pensée, mais lui, il songeait à une action qui ne soit pas éphémère. Il était décidé à porter à la connaissance de l'opinion mondiale ce qui se passait dans les campagnes algériennes. La lettre de Chihani n'a fait qu'accélérer l'idée qui germait déjà dans sa tête. Il convoqua une réunion dans la région de Zeman, fin juin, pour définir les tâches de chacun. C'est ainsi qu'il confia à Boubnider (Sawt El Arab) la responsabilité sur la région d'El-Khroub, à Ali Kafi celle de Zerga, à Mahjad celle d'Aïn-Abid, à Abdelmadjid Lakehal-Ras celle de Smendou, à Boudjedruoi celle de Constantine, à Zeghal celle de Skikda, à Ammar Chetaïbi celle de Collo, et à moi, Salah Boudjemaa, celle de Sidi-Mezghiche. Nous étions, au total, une cinquantaine d'hommes à être chargés qui d'une ville, qui d'une localité. Il s'agit de s'enquérir de la situation dans chaque localité, d'évaluer les potentialitsé dans tous les domaines et de mesurer le degré d'adhésion des populations locales au mot d'ordre d'une offensive générale et simultanée. Il a choisi la journée du 20 août pour ce qu'elle rappelait l'exil de Mohamed V, et les manifestations qui devaient s'en suivre; ceci pour faire savoir aux Français qu'il y avait de la coordination entre l'Algérie et le Maroc, et que l'action concernait tout le Maghreb. Il donna ses instructions pour lancer l'offensive, fixée à midi. Ainsi, l'événement a été incontestablement, de bout en bout, l'œuvre de Zighoud Youcef, seul. Lors de cette réunion, nous avons compris que le projet de Zighoud était de lancer, non seulement une action d'envergure, mais une action qui puisse avoir un immense écho politique et militaire et un effet déstabilisateur sur l'armée ennemie. Aussi ambitionnait-il de faire avancer la Révolution, d'un bond, à tous les niveaux. L'offensive a commencé à l'heure convenue ; de 14 heures à 17 heures, le nombre de victimes atteignait 12 000 côté algérien, et des centaines côté français. Le résultat, c'est que les Algériens ont affirmé leur adhésion à la Révolution, et la rupture tant recherchée a été atteinte. Ce qui va impulser chez les Algériens plus de détermination pour combattre et vaincre. Pour l'histoire, je peux témoigner que durant toute la période où j'ai vécu sur le territoire algérien –du 4 novembre 1952 jusqu'à 1962-, chaque Algérien cherchait par quel moyen il pouvait servir cette Révolution, et contribuer à son succès, abstraction faite de ses idées politiques ou autres. Ceci parce que les objectifs de la Révolution étaient clairs, et ont forgé une conviction chez les gens, à savoir qu'en choisissant cette voie, ils n'avaient d'autre choix que mourir ou vaincre. Il était clair dès le départ que nous ne disposions guère de force, ni de dispositifs militaires à même de faire face à l'armée française; et par conséquent, nous n'avions qu'à consentir au sacrifice suprême. Et lorsque tout un peuple consent à se sacrifier, aucune puissance sur terre ne peut l'affronter. Après cette grande action qui a impulsé une grande dynamique à la Révolution, du point de vue politique, et démontré à l'opinion internationale que ce que la presse française et les politiques appelaient «les événements» était en réalité un soulèvement populaire. Cette propagande a fait que, même aux Nations unies, on se laissait dire que c'était une affaire française interne. La vérité a fini par éclater, et l'opinion française était désormais sensibilisée. L'autre résultat de cette grande action, et qui est le plus important, c'est que le commandement avait désormais une meilleure maîtrise du terrain. Ainsi, au plan militaire, nous nous déplacions librement la nuit, et de plus en plus souvent le jour, et sur un périmètre plus large. Aussi, nous avons commencé à organiser la population en créant un conseil dans chaque village, chargé de gérer les affaires quotidiennes des villageois - approvisionnement, règlement des conflits... Tout était mis à contribution pour les préparer à l'action et au combat. Ces conseils, en forme d'Etat dans l'Etat, étaient constitués au terme d'élections directes, dans les villages et les zones d'agglomérations. Notre intérêt pour la population civile était motivé surtout par le fait que les gens commençaient à croire à la victoire, en voyant la différence. Nous avions le devoir de renforcer chez eux cette conviction. Alors que, dans le passé, un simple officier français dirigeait à sa guise tout un village et faisait la loi seul, les choses ont changé après cette grande action des combattants algériens, qui a libéré les esprits. Les gens refusaient désormais leur réalité et aspiraient à la changer ; et pour cela ils étaient prêts à mourir. Les responsables de village désignés par les moudjahidine savaient, d'emblée, qu'ils allaient à la mort, et s'y risquaient volontiers, parce que chacun voulait être un exemple de bravoure et de dévouement pour la patrie. Certains d'entre eux étaient morts avant même de rejoindre leur poste. Ce qui donnait au commandement un motif fort pour continuer. Autre conséquence de l'offensive du 20 août : les colons commençaient à quitter massivement les villages pour s'installer dans les centres urbains. Une chose qui a été positivement accueillie par les populations locales. Ainsi, un village français - Rouknia, près d'Azzaba - a été, mis en vente, par une annonce publié en «Une» dans un journal constantinois. Le monde entier savait alors qu'il y avait un peuple qui luttait contre le colonialisme français. Les Français étaient persuadés que rien ne serait plus comme avant. Dans son livre : La Guerre d'Algérie, Yves Courrière a écrit sur cette journée : «La guerre d'Algérie est entrée désormais dans sa phase active. Les masques vont tomber et les politiques vont évoluer ; et désormais il y aura un avant-20 août et un après-20 août». Ce qui signifie que l'offensive a réussi à déplacer la bataille à l'intérieur de la France, après avoir brisé l'illusion que cultivaient les Français qui pensaient pouvoir étouffer la Révolution dans la région des Aurès sur laquelle l'étau se resserrait. L'offensive a donc mis fin à ces illusions, et a, par ailleurs, permis aux moudjahidine d'acquérir beaucoup d'armes dont nous avions besoin, en plus d'avoir renforcé la conviction des Algériens quant à la victoire, et que la voie de la lutte armée s'avérait être l'unique voie pouvant permettre aux Algériens d'accéder à leur Indépendance. Alors que les autorités coloniales se préparaient aux élections de janvier pour se fabriquer un «interlocuteur légitime», le 20 août est venu torpiller leurs rêves. Elles ont fini par reconnaître, tacitement, que les choses avaient changé, et que, par conséquent, elles étaient obligées d'adapter leur méthode à la nouvelle donne. Elles ont alors instauré l'état d'urgence qui n'a fait qu'accentuer la répression et doper la cruauté coloniale. Chaque Algérien était exposé à l'arrestation et à la mort, rien parce qu'il est algérien. C'est bien donc la preuve que le 20 août a induit la rupture définitive entre Algériens et Français, et exhorté tous les Algériens à assurer le succès de la Révolution, et à transcender les clivages politiques ou idéologiques. Toutes ces retombées positives de l'offensive du 20 août a fait sentir à Zighoud une plus lourde responsabilité pour la réussite de la Révolution et le salut de la nation. Son idée était d'aboutir à une rencontre des chefs, pour discuter du parcours et des perspectives de la guerre. Ce qui s'est bien réalisé à la Soummam, où il a enfin senti que d'autres partageaient le poids de la responsabilité avec lui. Cet élan engendré par l'offensive du 20 août aura eu comme effet de rassembler tout le monde à la Soummam, y compris ceux qui, auparavant, qualifiaient les hommes de Novembre d'«enfants politiques» et d'«aventuriers». Aussi le choix de la date pour la tenue du congrès dénote-t-il de cette reconnaissance des mérites de l'offensive du 20 août sur l'essor que connaissait la Révolution. Le mérite de Zighoud est qu'il a su sonder les gens, et su gagner leur adhésion à la Révolution. C'est à cela que se mesure le véritable chef qu'incarnait notre grand héros qui avait un sens très particulier du patriotisme. Ceci dit, et avec tout le respect et l'adulation que je voue au chahid Zighoud et à tous les grands héros de la Révolution, je dois avouer que n'était ce dévouement exemplaire des simples gens pour l'Algérie, nul n'aurait pu réaliser quoi que ce soit, ni pu concrétiser un projet militaire ou politique. Je dois ici souligner qu'après avoir été désigné par Zighoud au village Mezghiche dans le cadre des préparatifs de l'offensive, j'ai rassemblé les habitants pour leur parler. Lorsque j'ai alors sollicité 20 à 25 volontaires pour aller à la conquête du village, j'ai été surpris de me retrouver avec des centaines d'hommes. Ce qui m'a d'ailleurs posé un problème, parce que nous n'avions pas les moyens suffisants pour recevoir tant de gens, et parce que c'était risqué de pénétrer dans un village avec un tel dispositif, sans prendre le risque d'être repéré par l'ennemi. J'ai alors pensé à prendre dans chaque famille un élément, histoire de satisfaire un peu tout le monde et, en même temps, les rassembler. La tâche n'a pas été facile, mais j'ai réussi quand même. Je me souviens que, au moment où je passais pour en sélectionner un troisième, un jeune qui s'appelait Bouraoui, je n'ai pas voulu le prendre parce qu'il étai fils unique. Mais après son insistance, je l'ai pris quand même. Malheureusement pour lui, il mourra au combat. Pour conclure, le 20 août restera, malgré le nombre de victimes et de martyrs, le jour qui marqua l'essor de la Révolution et lui donna un sens moderne, pour l'avoir sorti du stade de la guérilla ou de rébellion et l'avoir généralisé dans tout le pays. Il marqua, en fait, le véritable départ de la Révolution algérienne. Tous les Algériens portaient cette date comme un symbole de résistance face à l'ennemi, sans vraiment trop regarder le prix à verser.