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Entre violence de potaches et violences systémiques, l'interface est ténue
Contribution
Publié dans Liberté le 10 - 06 - 2019

Le mensonge donne des fleurs mais pas de fruits. Proverbe africain.
Triste scène que celle vécue tout récemment par une éducatrice en quittant son lieu de travail où elle exerce pourtant un métier noble, en sa contribution à la formation de l'esprit, qui se voit prise à partie par ses potaches. Enfarinée à maintes reprises, elle n'a eu pour réaction que celle de se couvrir la vue et de poursuivre son chemin en faisant preuve de sagesse et de dextérité, sans qu'une quelconque âme charitable ne vienne lui prêter main-forte, voire l'aider à se secourir, y compris la personne qui filmait la scène. Cet acte répréhensible, parce qu'il s'agit d'une femme et d'une éducatrice, exécuté en public, porte le hideux nom de violence.
Condamnable et déplorable, cet acte commis par un groupe de collégiens sur la personne de leur éducatrice est hautement significatif et est loin de constituer un fait anodin. Il semble même avoir été prémédité puisqu'il a duré et s'est répété, offrant le spectacle à un enregistrement vidéo, sans omettre de souligner que les ingrédients utilisés ne se trouvaient pas fortuitement dans les besaces de ces collégiens. C'est une scène terriblement dégradante : primo pour l'éducatrice qui subit avec un courage sans pareil la hargne, le déchaînement et la lâcheté de ces adolescents en ébullition, exhibés sur la voie publique ; secundo, pour l'école par sa responsabilité majeure puisque c'est de cet espace noble, ou du moins de ce qu'il en subsiste, dont il s'agit ; et tertio, pour la société entière qui endosse totalement l'acte infâme perpétré par des mineurs enfantés par ses cellules familiales et son substrat moral. Sans chercher à identifier les causes réelles de ce type d'acte abject qui semble avoir pris cours et racines depuis longtemps dans l'institution éducative et devenir un fait courant et banal, il est clair qu'il se nourrit de la substance funeste et du compost frelaté faits de haine et de rejets incubés par des courants extrémistes traversant notre société et essaimant dans sa trame la plus juvénile.
Ces adolescents sont tout au plus âgés d'une quinzaine d'années, et ont tous fait leurs armes dans cette école dont on ne cesse de clamer et de vanter les réformes illusoires entreprises, affublées de qualificatifs modernistes, sans en avoir tenté de remuer le substrat vaseux dans lequel elle a été massivement et fortement engluée depuis l'avènement de l'étrangeté de l'école fondamentale. Cette école qui n'a cessé d'empiler les strates des contradictions idéologiques et des avatars d'un arabo-islamisme invasif avec de puissantes attaches réticulaires dans la matrice sociétale en proie aux processus continus et forcés de déculturation et d'acculturation programmés par la politique linguistique et culturelle officielle aux antipodes de nos référents civilisationnels réels.
Les lieux publics et les institutions, censés être des espaces de convergence culturelle et intellectuelle constructive, sont devenus des relais de discours lénifiants étayés par une rhétorique agressive, dispersive et haineuse, sciemment soutenus par des politiques publiques particulièrement généreuses pour ce genre de missions, elles-mêmes nourries à la rente pétrolière. Subordonnés à ce bain-précepteur ambiant régnant dans les espaces privés et publics, qui partitionne et saucissonne la société en castes dont les différences et la diversité ne se mesurent qu'à l'échelle de rigidité d'un rigorisme calibré aux extrêmes dont les sentiments d'exclusion et de haine constituent les postulats de base, il ne peut en advenir autrement pour ces jeunes êtres en formation. Ces adolescents ne sont en fait que les fruits primeurs de la fabrique d'esprits singuliers totalement décollés de leurs référents culturels réels et de toute forme d'adhésion à l'universalité et à la modernité, en proie qu'ils sont aux thèses fondamentalistes et aux effets néfastes de la distribution de la rente pétrolière.
Lien social démantelé
Reclus dans un système hermétique à l'échange, aux valeurs humaines et à l'inclusion, ces êtres extraits de leur matrice familiale et arrimés à l'artificialité des utopies culturelle et religieuse en cours n'ont d'autres formes d'expression et d'animation que la violence sous diverses formes, des plus bénignes aux plus gravissimes, leurs espaces étant réduits par l'introspection négative et l'illusion de l'affirmation et de la coercition décrétées, sève du système politique dominant qui couve les ferments de la violence instituée et de l'absence d'un projet de société tiré par le développement par l'intelligence. Refoulés de toute part par l'exiguïté multiforme des espaces physiques et intellectuels, ils trouvent refuge dans les automatismes répulsifs des schèmes de la déchéance tolérée tant par la famille et l'espace éducatif, que par l'environnement sociétal, schèmes faits de mimétismes et d'accointances en marge d'un lien social démantelé.
On perçoit donc que cet acte de violence n'est qu'un segment, ou plutôt, une radiation du spectre de la violence généralisée cultivée par et dans les institutions de gouvernance elles-mêmes, faite de l'exercice perverti du pouvoir, de privations, d'arbitraires, d'interdictions, d'interdits, de coups bas, et même d'affrontements physiques entre figures politiques en public. Il n'est aucune marge de la vie publique épargnée par l'apprentissage de l'accaparement du pouvoir et l'art de l'exercer avec témérité à la répression et l'humiliation d'autrui. Il n'est pas un antre politique où ne se prêchent les rites initiatiques de la conspiration, des machinations et pratiques de l'incarnation du pouvoir, comme en témoigne la violence de ce propos menaçant et martial qui clame que "le gouvernement mettra hors d'état de nuire tous ceux et toutes celles qui entravent l'aboutissement du processus légal, passant nécessairement par la tenue d'une présidentielle".
La culture de la violence protéiforme a induit la faillite du champ et du système politiques algériens dont les composantes ont été démantelées et réduites en cendres par des jeux de dénonciations et de désétayage d'une rare intensité jamais égalée nulle part : le paroxysme atteint, les amis d'hier se dévorent dès la minute qui a suivi le séisme du réveil inattendu du peuple. Cette dislocation-éclair sonne comme une conséquence logique de la tentation de l'emprise qui habitait le noyau des dynamiques institutionnelles relatives au pouvoir et à sa transmission, voire à son institution sous forme d'héritage privé. Toutes ces logiques perverses font qu'aucun espace n'échappe à la systématique de la culture et du culte de la violence érigée en instrument de l'exercice du pouvoir à des fins de domination, de profit, d'accaparement et de prédation des richesses et biens communs.
D'ailleurs, la corruption, thème qui anime l'actualité, est l'expression la plus élaborée et la plus spectaculaire de la violence instituée en système autorisé et légitimé par les discours des détenteurs du pouvoir et de la fausse dévotion au nom d'une intégrité déclarée et d'un pseudo-patriotisme zélé qui cachent mal leur profond syndrome de la fascination narcissique. Sa magnitude est même une fonction fortement corrélée au rang occupé dans la hiérarchie des cercles de la perversion du système de gouvernance et des cooptés. Dans ces cercles ou sous leurs influences multiplement néfastes, les abus de pouvoir et d'autorité sont légion et constituent une autre signature de la violence instituée à l'image de cette décision arbitraire et zélée de magistrats insoucieux qui a coûté récemment la vie au Dr Kameleddine Fekhar, fervent défenseur des droits de l'homme et des libertés culturelles et linguistiques, et qui ont incarcéré nombre de leurs anciens donneurs d'ordre.
Aussi, cet acte d'adolescents qui peut paraître insignifiant en temps normal, en tant qu'accident de parcours et d'anomalie entrant dans la marge de tolérance admise, tel un accident de travail dans une usine où la carrière d'un ouvrier a toute sa signification dans le contexte politique particulier que traverse notre pays depuis trois décennies et, plus particulièrement, ces derniers mois, où l'on assiste à un bras de fer entre un système dont le peuple ne veut plus et ce peuple humilié par vingt années de règne inqualifiable et, de surcroît, par six années d'impotence imposée. Cet acte n'est donc qu'un relent de la violence généralisée, à la fois morale et physique, touchant l'intégrité de tout un peuple et la notoriété d'un pays soumis au diktat d'un système dont la durabilité et l'omnipotence passent avant toute autre forme de considération.
Dès lors, la violence fait irruption dans les espaces publics sous des formes plus évoluées et est brandie comme un instrument de résistance et de préservation du système politique en place sous prétexte de sécurité et de maintien de l'ordre public ; elle épouse le spectre d'une répression sourde et protéiforme englobant tout un faisceau d'entraves aux libertés et droits des citoyens. Priver ces citoyens de leurs droits fondamentaux de circuler, de manifester, de contester, d'exprimer leur opinion, de faire usage de leurs langues et cultures réelles, et de leurs différences, garantis pourtant par la Constitution façonnée par ce même système, les réprimer, constituent autant d'attributs de l'habitus de la violence exercée sournoisement par ses multiples ramifications institutionnelles.
Pression de référents frelatés
Brimer des citoyens, les refluer dans des espaces réduits et clos où règnent la pression constante de référents frelatés dont on veut les habiller pour mieux les dominer, c'est leur faire violence en permanence et les pousser incidemment à développer la culture de la violence et de l'irascibilité. C'est là que l'acte abject de ces jeunes collégiens à l'endroit de leur éducatrice épouse toute sa charge et sa signification sociétale. D'où l'impérieuse nécessité de comprendre qu'il y a une double, voire une triple rupture intergénérationnelle se traduisant d'abord par les écarts d'âge énormes entre les décideurs et l'essentiel de leurs gouvernés, ensuite par une disjonction de cultures profonde, et enfin par une incompréhension sociopolitique, impossibles à résorber par l'approche antinomique actuelle faite de vertus du dialogue et de tentations répressives. En raison de ce déphasage intergénérationnel, non seulement ces gouvernants ne saisissent pas la pertinence et le caractère évolué de la demande sociétale et de ses mutations rapides, encastrés qu'ils sont dans des schèmes politiques désuets, mais ils sont dans l'incapacité de s'en rendre compte, d'apporter des idées nouvelles et des réponses ajustées aux attentes et préoccupations des strates les plus jeunes de la population, otages qu'ils sont de l'hermétisme de carcans idéologiques. Ils font du surplace et usent d'une rhétorique archaïque fondée sur une vision manichéenne du monde et de la société qui cadre très mal avec l'accélération des mutations en cours.
Tous ces slogans révulsifs d'un autre âge, du type "atteinte à l'unité nationale" et autres inepties connexes taxées de lignes rouges destinés à entretenir la suspicion entre citoyens et le rejet mutuel en diabolisant les élites intellectuelles et politiques ou des régions du pays, ne sont plus crédibles et, non seulement ils ne sont plus entendus, mais ils sont rejetés. En raison de ce déficit chronique dans la perception des préoccupations cardinales des citoyens et des limites de l'usage d'un empirisme gouvernemental réprouvé fondé sur l'exploitation politique de la misère des catégories défavorisées, la violence instituée et légitimée dont on use comme procédé de choix dans la gestion des affaires publiques engendre des formes de violences sourdes et plus complexes à traiter, se propageant dans toutes les strates de la société notamment ses plus jeunes.
Heureusement qu'une inversion bénéfique et salutaire s'est produite depuis quelques mois par un recouvrement des espaces naturels du peuple à travers ses expressions et démonstrations pacifiques hebdomadaires malgré des manœuvres dilatoires et des provocations attentant aux libertés fondamentales des citoyens. Preuve que la violence n'est en fait que construits d'actes immoraux, d'injustices et d'humiliations dont la genèse est à chercher plutôt dans le compost systémique et sa volonté de persister au pouvoir quel qu'en soit le coût à faire endosser à la société qui peine à émerger de l'emprise de son histoire détournée et de moules idéologiques révolus qui ont broyé lien social, pratiques solidaires et cohésion sociétale.


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