La Libye continue à connaître les affres de conflits superposés, sans fin apparente. La responsabilité en incombe en premier lieu à un champ qui s'étend des Etats de la planète aux acteurs et micro-acteurs qui composent le pays. Mais cette situation ne souffre-t-elle pas de nuances ? Très probablement, si. Les couvertures médiatiques tentent évidemment de relayer les réalités en dépit de leur complexité. Le problème étant que, par une tendance au raisonnement binaire, la tentation est forte de chercher à identifier deux champs de protagonistes : celui des bons, et celui des méchants. Cela ne fait que braquer les postures, sans déboucher sur un juste milieu. Le gouvernement de Fayez al-Sarraj est, incontestablement, le seul à être légitime, et légal. Issu des accords de Skhirat (2015), il pose, depuis maintenant quatre ans, les bases de proto-institutions amenées à tracer la voie vers la consolidation d'un Etat libyen. De ce point de vue, la légitimité à laquelle aspire "l'homme fort de l'est", Khalifa Haftar, est bien moins recevable. Il revendique un pouvoir qui a pour seule assise réelle la puissance de feu que lui garantissent ses soutiens étatiques (Emirats arabes unis, Egypte, Arabie Saoudite et France). À l'ouest, le Gouvernement d'entente nationale (GEN) de Fayez al-Sarraj n'est pas en reste. Il dispose également de soutiens conséquents, qui mettent en première ligne l'Italie, la Turquie et le Qatar. On pourrait évidemment se montrer a priori moins scandalisés devant cet état des faits, la légitimité et la légalité du GEN lui laissant un tel droit. Mais ce serait évidemment compter là sans l'embargo sur les armes en Libye, que l'ONU vient de renouveler pour une durée d'un an. Cela explique beaucoup des postures affichées par les habitants de l'Ouest libyen en général et de Tripoli en particulier. Il y a quelques jours, une délégation d'experts, d'observateurs et de politiques européens s'est rendue à Tripoli aux fins de s'entretenir avec des responsables institutionnels et un large éventail de membres et représentants des associations de la société civile. Ce voyage, fruit d'un partenariat entre l'International Centre for Relations and Diplomacy et l'Institut Prospective et Sécurité en Europe, parle de lui-même du ressenti des habitants de la capitale devant la situation actuelle. Mais aussi des paradoxes qui prévalent. On comprend que les Tripolitains soient furieux vis-à-vis de l'ONU, des Emirats arabes unis, de l'Egypte et de la France, qui sont vus – parfois à tort - comme des soutiens actifs de Khalifa Haftar. Cependant, on entend moins pourquoi le silence, voire le déni, de la population prévalent devant les ingérences du Qatar, de la Turquie, ou même de l'Italie. Celles-ci se font en leur faveur, et le fait pour la société civile de les reconnaître ne viole en rien, légalement parlant, l'embargo sur les armes que l'ONU vient de renouveler pour une durée d'un an. Mais il y a probablement ce besoin chez les Libyens de continuer à trouver de quoi alimenter la victimisation, quitte à ce que cela n'apporte aucune solution. La même chose pourrait être dite de la situation de terrain qui prévaut à Tripoli même. Les combats sont une réalité incontestable ; mais ils sont de basse intensité, concentrés aux abords sud et est de la capitale. Certes, ce n'est pas faute pour Khalifa Haftar d'avoir tenté une stratégie agressive et violente, mais qui a – heureusement – échoué. Mais cela ne justifie pas de présenter Tripoli et l'Ouest libyen comme vivant sous un état de siège. La ville vit normalement, malgré l'état de tension qui règne ; les rues ne désemplissent pas, les stations-service sont fonctionnelles, l'électricité est discontinue mais là, l'inflation est bien mieux contrôlée que dans le reste du pays, les familles et leurs enfants emplissent les parcs d'attraction jusque tard dans la nuit… on se croirait à Tunis plutôt qu'à Alep. On ne peut bien sûr que comprendre le ressentiment des Tripolitains, et des Libyens en général, devant le peu de cas qui est fait de leurs aspirations. Mais cela n'empêche pas de parler des choses comme elles sont, et non comme on souhaiterait que les autres les voient. Cela leur garantirait même une empathie supplémentaire, et bien plus bénéfique pour leurs revendications.
B. M. (*) Barah Mikaïl, directeur de Stractegia consulting, professeur associé à l'université Saint Louis de Madrid