Le professeur Mohamed Chérif Belmihoub évoque dans cet entretien la situation économique. Il estime que le mouvement populaire n'est pas une menace, mais plutôt la promesse d'un avenir meilleur. L'expert esquisse quelques pistes de réformes. Liberté : Si le mouvement populaire n'a pas impacté, directement, l'économie, la mise en détention de certains hommes d'affaires et surtout des P-DG de banques semble avoir créé un climat délétère. Quelles seront les conséquences de cette judiciarisation des affaires ? Mohamed Chérif Belmihoub : La crise de l'économie algérienne est antérieure au mouvement populaire. Déjà en 2014, les premiers signaux de la crise sont apparus et, depuis, la situation macroéconomique n'a pas cessé de se détériorer. Au lieu de définir des politiques économiques pour faire face à la crise, on a opté pour une solution de facilité, celle de la planche à billets, pour financer les différents déficits et ainsi perpétuer la politique populiste et de la fuite en avant avec l'espoir que le marché pétrolier se relève, oubliant que le problème de l'Algérie n'est pas uniquement celui des prix bas du pétrole, mais surtout celui du "solde" exportable de pétrole. La judiciarisation des affaires n'est pas en soi une mauvaise décision. Lorsqu'il s'agit d'entreprises, il faut distinguer les deux personnes en cause : il y a une personne physique qui peut avoir une responsabilité pénale dans des cas bien précis définis par le code du commerce et le code pénal et, dans ces cas, seule la personne du dirigeant est en cause. La lutte contre la corruption et contre toutes les malversations est une revendication citoyenne et personne ne peut la contester. La corruption est une perversion morale et crée un dysfonctionnement dans l'économie. La personne morale, l'entreprise, est en principe épargnée des faits reprochés à son dirigeant, sauf si elle est le lieu et l'objet des faits incriminés. À partir de cette séparation des deux personnes juridiques, le problème des entreprises dont les dirigeants sont incarcérés doit se poser de manière à protéger l'entreprise et à préserver son rôle de productrice de richesses, d'emplois, de contribution au budget de la nation, etc. On peut observer que sur la liste de ces entreprises il y a deux catégories : celles qui étaient directement liées à la commande publique et à l'accès aux ressources publiques (foncier, licences, autorisations, avantages fiscaux…) et les autres. Pour les premières, elles vont disparaître avec la fin des avantages indus qu'elles recevaient (marchés publics et autres), sauf si elles sont capables de développer un business hors sphère publique. Maintenant, si leur existence et leur croissance vertigineuse étaient liées exclusivement aux indus avantages, elles devraient disparaître tout simplement. La justice statuera sur leur situation et celle des débiteurs et particulièrement les travailleurs, le fisc, les caisses de sécurité sociale, les banques… Dans leur cas, il faut résilier les marchés illégalement obtenus et les transférer à d'autres entreprises dans le cadre d'une concurrence saine et loyale. Ces dernières vont créer des emplois nouveaux ou utiliser les employés hérités des autres entreprises déchues. La deuxième catégorie d'entreprises concerne celles qui ne dépendaient pas des marchés publics et des faveurs dans l'accès aux ressources publiques. Ces dernières ont mis en place une gouvernance formalisée et des stratégies compétitives de développement. L'Etat et le système judiciaire doivent leur permettre la continuité de l'exploitation, à charge pour elles de respecter leurs engagements avec leurs fournisseurs, leurs clients, leurs salariés, leurs banques… Au final, le mouvement populaire a certainement impacté l'activité économique, parce que l'économie était déjà fragilisée par les politiques économiques antérieures. Elle est devenue vulnérable par ses différents déséquilibres macroéconomiques et par sa faible compétitivité. La situation risque de s'aggraver avec le temps si on ne dessine pas une trajectoire politique pour le pays dans l'immédiat. Cependant, il faut mettre les choses à leur place ; le mouvement populaire n'est pas une menace, mais plutôt la promesse d'un avenir meilleur. Quelles sont les vulnérabilités de l'économie algérienne ? Notre économie était déjà fragile et très vulnérable avant le hirak. Elle était peu compétitive, peu diversifiée, dépendante des hydrocarbures et depuis deux années fortement hypothéquée par le financement non conventionnel qui a dépassé toutes les normes admises (1/3 du PIB). Sans aucun doute, la persistance de la crise politique et son corollaire le mouvement populaire affecteront l'activité économique de manière directe ou indirecte. De manière directe, nous allons assister à un ralentissement de l'activité économique en raison certainement des perturbations liées à des problèmes de financement ou de relations avec les banques, l'administration des douanes et de manière générale toutes les administrations économiques, dus essentiellement à des peurs en lien avec l'opération en cours sur la corruption. Le domaine qui sera le plus affecté est celui de l'investissement et le commerce extérieur. Il est connu que l'investisseur est très sensible à l'incertitude et, par conséquent, il aura tendance à reporter sa décision d'investir en attendant de voir plus clair. Déjà que l'investissement privé est relativement faible en Algérie, cette situation va encore le ralentir ; c'est pourquoi il devient maintenant urgent, non pas d'organiser une élection présidentielle à la hussarde, mais de donner un signal fort quant à un horizon raisonnable pour organiser une véritable transition économique. Un tel signal sur l'horizon politique et la feuille de route qui le porte atténueront, sans aucun doute, le facteur d'incertitude et favoriseront le retour à un fonctionnement plus ou moins normal. Il est vrai aussi que l'économie est un ensemble de contrats dont la validité et la pertinence dépendent de la confiance des agents économiques envers les institutions économiques, judiciaires et juridiques et même politiques, et l'évolution dans chacune de ces institutions peut être un facteur positif ou négatif dans ce qu'on appelle le climat des affaires. Comment assurer une transition économique ? Par où commencer ? Quelles seraient les mesures urgentes à adopter ? Il s'agit d'abord d'un assainissement des comptes publics pour stopper la dégradation. Les réformes ne peuvent être conduites que par un gouvernement légitime, parce qu'elles touchent à des questions extrêmement importantes, comme, à titre d'exemple : les subventions, l'avenir du secteur public, le financement de l'économie, la politique industrielle, la lutte contre l'économie informelle, etc. Car des pans entiers de la société, d'une manière ou d'une autre, ont des relations avec ces questions. Néanmoins, l'Algérie dispose encore d'une marge de manœuvre importante pour concevoir une nouvelle approche, principalement grâce à la faiblesse de sa dette extérieure, inférieure à 2% du PIB. Les "experts" spéculent que les réserves de changes, bien qu'elles s'amenuisent, pourront encore financer les déficits de la balance des paiements pour environ deux ans. Comme l'indique un expert au sein d'une institution financière internationale, "le choc pétrolier a rendu plus manifeste le fait que des changements étaient nécessaires de toute urgence. La difficulté pour les autorités algériennes sera de trouver le bon rythme : si ces changements sont trop lents, l'ajustement pourrait être chaotique, et s'ils sont trop rapides, ils se heurteront à la résistance de la population". Les autorités ont les moyens de placer le curseur au bon endroit ; reste à trouver cet endroit. Au final, la transition économique est une question très importante et demande une transformation radicale de la structure de l'économie algérienne. C'est pourquoi elle ne peut se faire concomitamment avec la transition politique. Cette dernière doit s'achever et donner l'éclairage politique pour que la transition économique puisse se mettre en place. Le gouvernement doit, dans un premier temps, améliorer sa communication et sa capacité à faire passer des messages. Cette étape est nécessaire pour expliquer les défis à venir, la nécessité des réformes — y compris celles qui peuvent être impopulaires — et les résultats qu'elles sont censées apporter. Un effort de transparence sur l'état des finances publiques est plus que nécessaire. Dans tous les cas, l'ajustement doit se faire, soit de manière souveraine, c'est encore possible, soit sous les conditions des institutions internationales. Le gouvernement a pris certaines mesures pour réduire le déficit de la balance des paiements et préserver les réserves de changes. Ces mesures portent notamment sur la réduction de la facture annuelle d'importation des kits CKD/SKD destinés au montage des véhicules touristiques et des kits destinés à la fabrication des produits électroménagers. Qu'en pensez-vous ? Il faut d'abord distinguer les deux activités. Le montage automobile est à ses débuts et le taux d'intégration est très faible, alors que l'électronique domestique et l'électroménager en particulier ont atteint, dans certaines entreprises, des taux d'intégration appréciables, allant de 20% pour les MobilePhone et Tablettes à plus de 40% pour les téléviseurs, 65% pour les produits de cuisson en passant par plus de 50% pour les produits de la climatisation, et 75% pour les produits de réfrigération. Ces taux d'intégration permettent effectivement d'entraîner d'autres filières comme l'électronique (les cartes mères), la chimie (injection plastique et les différents gaz), la métallurgie, etc. En raison de ces niveaux d'intégration dans les différentes industries, il n'est plus indiqué de les loger toutes dans la même catégorie et de leur réserver un traitement standard quant aux opérations de commerce extérieur. La politique de limitation des importations doit cibler les produits dont les importateurs n'ont pas réalisé des taux d'intégration conséquents, alors que les importateurs dont les taux d'intégration sont supérieurs à 40% ou 60% ne doivent pas subir les limitations des importations, sinon l'impact serait considérable sur l'ensemble de la filière, à la fois aux plans de l'activité, de l'emploi et même de la compétitivité pour les entreprises exportatrices de ces produits. Une politique industrielle se construit filière par filière en tenant compte des niveaux de développement de chacune et ne doit pas être considérée comme une opération purement comptable. Par ailleurs, les incitations, de toute nature (fiscales, douanières, soutien direct ou indirect) doivent, elles aussi, être ciblées en fonction des résultats et des engagements des entreprises dans l'intégration, l'exportation, la réduction de la consommation de l'énergie, la R-D. Il faut passer, maintenant à la phase de différenciation des incitations dans le cadre d'un cahier des charges.