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Jeux et enjeux
Désobéissance civile :
Publié dans Liberté le 06 - 08 - 2019

Le débat libre et serein ne peut être que bénéfique dans un pays où le citoyen a plus souffert de déficit de parole que d'abus de la libre expression. Encore faudrait-il que chaque propos soit clarifié dans sa signification, assumé dans ses motivations et précisé dans ses objectifs.
Après le "qui-tue-qui ?", va-t-on devoir se résoudre à élucider le "qui est qui ?". La chose se vérifie une fois de plus : les élites officielles n'inventeront pas l'espérance algérienne. Depuis une semaine, la rue, confrontée à une rigidité obtuse du chef d'état-major de l'armée, en appelle à la désobéissance civile. Il n'en fallait pas plus pour que les vieux réflexes des avis doctes et tranchés sanctionnent sans nuance ni appel les marcheurs non conventionnés par la bien-pensance.
Ce qui pose question dans ces interventions, c'est moins leur contenu que la nature sentencieuse et, pour certaines tendancieuse, de leur présentation au moment où l'humilité et la prudence s'imposent à tous.
Au fur et à mesure qu'avance la révolution, les problèmes, peu ou mal anticipés, apparaissent et soulèvent des questionnements qui, à maints égards, pourraient être légitimes pour peu qu'ils soient loyalement formulés. En soi, le débat libre et serein ne peut être que bénéfique dans un pays où le citoyen a plus souffert de déficit de parole que d'abus de la libre expression.
Encore faudrait-il que chaque propos soit clarifié dans sa signification, assumé dans ses motivations et précisé dans ses objectifs.
Sans ce minimum de règles, les jeux politiciens risquent d'embrouiller davantage des enjeux stratégiques déjà compliqués.
De quoi s'agit-il ?
Revenons encore et toujours à l'essentiel.
Depuis le 22 février, une lame de fond inédite condamne le système politique qui sévit depuis l'indépendance. C'est l'occasion de revenir sur une évidence. Un système politique, c'est un pouvoir (gouvernement et accessoires administratifs), c'est un régime, c'est-à-dire les notabilités et leurs appuis institutionnels apparents ou souterrains et, aussi et surtout, ce sont ses clientèles qui sévissent bien au-delà du périmètre des instances officielles.
C'est de cette gangue politique dans son ensemble que le peuple veut libérer la nation ; ce qui n'implique pas une chasse aux sorcières, mais une neutralisation définitive de mécanismes diffus et tentaculaires qui, non seulement, préemptent la souveraineté populaire mais aussi aliènent le fonctionnement régulier des démembrements de l'Etat. Le peuple parle de mafia. C'est dire.
Il faut d'abord se résoudre à admettre ces faits.
Celles et ceux qui veulent sauver le système en sacrifiant quelques individus ou clans du pouvoir doivent avancer à visage découvert et se battre pour défendre leurs positions.
Or, il n'y a pas, en tout cas, on ne les entend pas, de défenseurs du système. On est abreuvé de déclarations annonçant les risques "d'effondrement de l'Etat national", d'avertissements contre l'instabilité politique ou encore d'alarmes stigmatisant les auteurs de "revendications radicales ou extrémistes" — entendre les partisans de la transition — qui feraient perdre au pays son harmonie nationale et sa crédibilité internationale ; mais les producteurs de ces imprécations n'avouent rien quant à ce à quoi renvoient leurs alertes.
Dans les faits, tous rejettent la phase de transition qui remettrait à plat les éléments politiques et idéologiques fondateurs du système en place. Tous veulent aller vers une présidentielle avec les attributions monarchiques dévolues au chef de l'Exécutif. Tous disent que, cette fois, le futur chef de l'Etat saura s'émanciper des contraintes occultes inhérentes à la nature même du système. Et tous assurent que le futur président ne cédera pas aux tentations de l'abus de pouvoir. Amen.
Quelques-uns défendent le système parce qu'ils en ont largement profité. Ils estiment qu'une rotation clanique suffirait à débloquer la situation ; d'autres, ne concevant que l'ordre qui a confisqué le pouvoir en 1962 et qui les a conditionnés, ont fini par se persuader, et pour certains de bonne foi, que toute reformulation, toute innovation, toute refondation sera problématique, voire aventureuse.
À leur décharge, une donnée intangible. Il n'y a pas de mouvement politique ayant amené une évolution positive au pays qui ait été initié par des élites ou des cadres activant dans ou gravitant autour du système. Dans l'histoire de l'Algérie contemporaine, la progression démocratique s'est toujours faite par effraction. La démocratie a toujours procédé d'un viol du système. D'où ces tentatives désespérées à chevaucher des dynamiques qui dépassent, surprennent et angoissent les fantassins de l'ordre ancien.
Qu'en est-il de leurs cris d'orfraie ?
Nous sommes en situation de virtualité étatique depuis le 9 juillet. Nous vivons en instabilité politique chronique depuis des décennies. Jusqu'à la révolution du 22 février, la société était en phase de décomposition avancée. Enfin et, depuis bien longtemps, l'Algérie est en état de disqualification internationale consommée.
Plus grave, pour les orphelins de la rente, pupilles privilégiées ou victimes du syndrome de Stockholm, dans son écrasante majorité, le peuple qui réclame "un Etat civil et non militaire" ne veut ni d'une alternance clanique, ni d'un lifting du pouvoir, ni d'un accommodement systémique.
Les partisans du statu quo ou du ravalement politique peuvent toujours, et c'est leur droit, se présenter dans la rue pour essayer de donner aux mots d'ordre les plus répandus "Système dégage, Yetne7aw Ga3 (ils dégageront tous) ou Ad yeɣli udabu (le système tombera)" l'interprétation qui les réduirait à une substitution d'un clan par un autre.
La vérité est que les politiques, tous les politiques, sont dos au mur. Ils n'ont que le choix d'œuvrer à la renaissance algérienne ou se mettre en travers de l'Histoire.
Plus tôt sera engagée la transition, moins coûteuse et moins laborieuse elle sera. Des experts redoutent, en effet, que la crise économique et sociale qui arrive précipite le changement dans des conditions chaotiques.
Pour l'instant, le chef d'état-major de l'armée, comme ses clients en civil, assure vouloir "accompagner" les marcheurs. Quitte à faire l'inverse de ce qui porte les foules depuis plus de cinq mois. Le premier encercle la capitale pour tronçonner les marches, arrête les manifestants et vitupère contre "les traîtres à la nation", les seconds tentent des dilutions conceptuelles ou des rabotages sémantiques, espérant contenir le cours de la révolution dans les méandres d'un système qui est leur liquide amniotique. Une seule et unique manœuvre peut encore permettre leur sauvetage : la présidentielle. Encore faudrait-il pouvoir la faire endosser à la révolution.
Or, la révolution avance dans sa démarche de rupture et affine ses méthodes en fonction des obstacles qu'elle rencontre.
L'appel à la désobéissance civile, amplifié par la rue dernièrement, affole les rentiers symboliques ou physiques du système. Cette perspective signifie le rejet du coup d'Etat constitutionnel imposé au peuple depuis le 9 juillet. Il signifie aussi une émancipation systémique débouchant mécaniquement sur une rénovation nationale. Les réactions, souvent maladroites et à l'occasion obscènes, par lesquelles ont réagi les pensionnaires, avoués ou honteux, du sérail donnent la mesure des enjeux. Les anathèmes tout droit sortis de l'arsenal de la pensée unique n'ont rien à envier à ceux des officines du défunt KGB.
Première désinformation : la désobéissance civile impliquerait la violence et l'anarchie. Certains n'ont pas hésité à assimiler la révolution en cours, dynamique pacifique s'il en est, à l'insurrection du FIS de 91, commencée par le vitriolage des femmes et terminée dans les boucheries du GIA. La comparaison est pour le moins maladroite. Refuser collectivement de s'acquitter d'une taxe ou décider d'un commun accord de ne pas répondre à une convocation émanant d'une justice instrumentalisée par un pouvoir constitutionnellement illégal depuis le 9 juillet et illégitime depuis toujours peut être, au contraire, une bonne façon de canaliser l'exaspération provoquée par le refus de répondre aux revendications populaires, les arrestations arbitraires, la censure... C'est même la meilleure façon d'éviter les dérapages incontrôlés qui serviraient de prétexte à l'instauration de l'état d'urgence si tant est que l'actuel chef de l'armée cherche, encore, à s'encombrer de précautions constitutionnelles, lui dont le viol de la loi fondamentale est désormais une seconde nature.
Deuxième supercherie dont on a de la peine à croire qu'elle ne soit pas commise de façon délibérée : la grève générale, qui peut même durer une demi-journée, est abusivement assimilée à une grève illimitée dont les effets délétères sur les producteurs comme les consommateurs n'échappe à personne.
Les auteurs de ces bocardages oublient que l'on est déjà en désobéissance civile. Toutes les marches non déclarées et qui drainent des millions de citoyens depuis des mois sont autant de désobéissances civiles.
Mais pour être tout à fait conforme à la réalité du terrain, il faut relever que des observateurs, non opposés par principe à la recherche de nouvelles formes de luttes pacifiques, ont soulevé la faisabilité dans la durée et la discipline de ces actions ; observation juste qui renvoie aux questions pendantes de la représentation légitime, de la rationalisation des énergies et des objectifs immédiats de la révolution ; un sujet plus que d'actualité.
Piqûre de rappel aux démocrates occasionnels : le printemps amaziɣ est devenu la pierre angulaire de l'édifice des luttes démocratiques nationales après une grève générale lancée un certain 16 avril 1980. Une désobéissance civile dénoncée à l'époque comme une provocation de l'aile réactionnaire du pouvoir qui voulait "remettre en cause les acquis de la révolution"… par des contempteurs dont certains font partie de ceux qui s'étranglent aujourd'hui contre "l'outrecuidance" de la rue qui ose définir ses échéances tactiques sans tutelle ni marchandage.
Au début de la révolution, je faisais partie de ceux qui invitaient à bien mesurer la hiérarchie, les luttes avant de recourir à la désobéissance civile. Face à un pouvoir sourd et, qui plus est, s'est mis hors la loi, le patriotisme exige d'explorer les méthodes les plus indiquées et les plus pertinentes pour rétablir le peuple dans ses droits.
Qui peut décemment croire que l'on peut indéfiniment maintenir une mobilisation citoyenne maximale si les actions, nécessairement pacifiques, ne s'adaptent pas aux contraintes opposées aux citoyens ?
NB 1 : Il y a presque 14 ans jour pour jour disparaissait Hachemi Cherif. Il n'aurait pas été de trop aujourd'hui pour désarmer les cassandres qui prétendent faire de la frilosité politique le label d'une révolution qui est le contraire des hésitations opportunistes devant les appels de l'Histoire. En 1996 il avait publié un recueil intitulé Enjeux en jeu. Il y décortiquait déjà les postures attentistes qui, souvent, animent les tentations contre-
révolutionnaires.
NB 2 : Voici ce que m'écrivait un jeune intellectuel fortement investi dans l'animation de la vie culturelle juste avant que ne soient tirées les premières salves des snipers du conservatisme : "J'espère que le mouvement, en s'appuyant sur les démarches de rupture que vous prônez et que prônent certains intellectuels, pourra créer un rapport de force en faveur d'une transition vers la démocratie. C'est moins les logorrhées de Gaïd Salah et les mesquineries de Bensalah qui font peur que la servilité de certaines élites, y compris parmi les agitateurs s'autoproclamant opposants."

Saïd Sadi, le 5 août 2019


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