Si elle ne fait pas l'unanimité au sein de l'opinion, comme en témoignent les nombreux commentaires partagés sur la Toile, la grève nationale inédite des magistrats entamée hier ne restera sans doute pas sans conséquence. Non seulement sur le fonctionnement des juridictions, comme ont pu le vérifier à leurs dépens certains manifestants arrêtés jeudi dernier et qui poireautaient au tribunal de Sidi M'hamed, paralysées pour l'occasion, attendant d'être présentés devant le procureur, mais également sur le plan politique, à un moment charnière où le pouvoir s'emploie à exécuter l'ultime étape de sa "feuille de route". Pierre angulaire d'une démocratie, le rôle de la justice s'invite avec fracas dans le débat à un moment où le mouvement populaire, toujours déterminé, réclame la libération des détenus d'opinion, injustement incarcérés et, par ricochet, la construction d'un Etat de droit, d'un côté, et de l'autre, un pouvoir qui s'affaire à organiser un scrutin rejeté par la population, dans lequel les magistrats sont appelés à jouer un rôle-clé, et qui peine à convaincre de l'"indépendance" de cette même justice. Car au-delà des revendications socioprofessionnelles, le Syndicat national des magistrats (SNM), qui a décidé d'une grève illimitée, pointe du doigt la domination du pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire. D'où l'exigence du SNM de la révision "immédiate" des textes juridiques actuels. En guise de réponse, le ministre a rappelé aux juges que la "grève est interdite" et qu'il est "interdit au magistrat de mener toute action individuelle ou collective susceptible d'arrêter ou d'entraver le travail judiciaire". Première conséquence de ce bras de fer : le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a annoncé, hier, son soutien au SNM quant aux revendications socioprofessionnelles et au gel du mouvement, assurant qu'il n'a pas été "consulté" sur la question. Si l'on ne peut a priori douter de la démarche du ministre, il demeure entendu que la caution du CSM au mouvement des magistrats ajoute du trouble à cet imbroglio juridico-politique et bouscule sérieusement l'Exécutif. Car plusieurs questions demeurent en suspens : pourquoi les magistrats, après un premier mouvement au début du hirak, ont-ils observé le silence durant de longs mois avant d'être surpris que la "justice n'est pas indépendante" ? Pourquoi le recours à la grève, cette action que certains jugeaient promptement "illégale" il n'y a pas si longtemps, et qu'ils déniaient aux autres corps, comme les médecins et les enseignants ? Existe-t-il un lien avec la proximité du verdict attendu à l'encontre de certains détenus d'opinion et de l'élection ? Soupçonnent-ils que le vaste mouvement opéré porte la griffe de Tayeb Louh, aujourd'hui sous les verrous ? Veulent-ils avoir la tête de Zeghmati, clé de voûte du processus électoral voulu par le pouvoir ? S'agit-il d'un sursaut d'orgueil après la magistrale attitude de Lakhdar Bouregâa, puis la démonstration de force des avocats ? Ou simplement pour torpiller un mouvement qui n'agrée pas certains magistrats, sachant que même le corps de la magistrature est touché par la corruption ?