Après plusieurs mois de silence, les juges ont décidé d'entamer, dès aujourd'hui, une grève illimitée. Ils contestent le dernier mouvement opéré par la tutelle et réclament une réelle indépendance de la justice. Réunis, hier, en session extraordinaire du conseil national de leur syndicat, les magistrats ont décidé de "cesser toute activité" liée à leur profession dès aujourd'hui. Ils entrent donc en grève illimitée pour revendiquer, entre autres, l'annulation des dernières nominations et permutations effectuées par la tutelle, la consécration du principe d'"une justice indépendante" à travers la révision des textes de loi inhérents et la satisfaction des revendications socioprofessionnelles, tout en exigeant du ministre de cesser son traitement "condescendant avec les magistrats et leurs représentants". Ils demandent à Zeghmati de "soigner son égocentrisme" et considèrent qu'ils ne sont pas "un troupeau" que la tutelle peut guider à sa guise. Avant de parvenir à ces conclusions, le Syndicat national des magistrats accuse le ministre de la Justice, Belkacem Zeghmati, d'avoir "piétiné" les prérogatives du Conseil supérieur de la magistrature lors du dernier mouvement et d'être méprisant et "hautain" avec les professionnels du secteur. Le ministre de la Justice a "empiété sur les prérogatives du Conseil supérieur de la magistrature (…) en décidant d'un mouvement de cette envergure qui a touché près de 3 000 magistrats en à peine une heure de temps". Une décision qui consacre, ajoute le SNM, "la mainmise du pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire", ajoute le communiqué, qui précise que cette attitude du ministre a confirmé une "intention persistante du pouvoir exécutif de ne pas instaurer les règles de base d'une indépendance de la justice". Toujours dans le cadre des changements annoncés récemment, le document du SNM rappelle que "ce qui s'est passé le 24 octobre dernier est une journée noire dans l'histoire de la justice algérienne". Le but de la décision du ministère de la Justice est, selon le SNM, de "frapper et briser les structures du Syndicat national des magistrats en mutant plus des deux tiers des membres de son conseil national et de son bureau exécutif qui bénéficient d'une légitimité élective entière". Dans le fond, le syndicat reproche au ministre d'avoir procédé à des changements par "vengeance" de manière "sélective" et "non étudiée". Pis, M. Zeghmati a procédé de la sorte "pour faire de la communication" en faisant "croire à une lutte contre la corruption", accuse le SNM. Or, "tout le monde sait que le problème de l'absence d'indépendance de la justice est dû aux textes. Il est donc inconcevable de traiter ce problème en commettant un massacre qui a touché des juges et leurs familles", indique le communiqué du Syndicat des magistrats, qui relève "une violation du droit des juges à la stabilité sociale garanti par la Constitution (…) et conformément aux articles 26 et 68 du statut particulier des magistrats". Après la fin des travaux, les magistrats ont même organisé un sit-in pour réclamer notamment "une justice indépendante". Mercredi dernier, le ministère de la Justice a, en effet, annoncé des changements dans plusieurs cours et tribunaux. Certains juges ont été mutés, d'autres promus, tandis que des fonctionnaires ont été admis à la retraite ou tout simplement sanctionnés. La décision a été annoncée par le ministre, qui dit agir au nom du Conseil supérieur de la magistrature. Incertitudes sur le sort des détenus La décision radicale du Syndicat national des magistrats n'a rien d'anodin. Elle intervient dans un contexte marqué par la résurgence du débat autour de l'indépendance de la justice. Le débat refait surface à la lumière notamment des arrestations et emprisonnements systématiques de militants politiques et de personnalités accusés d'être des animateurs du mouvement populaire. La classe politique et le mouvement populaire accusent les juges d'être à la solde du pouvoir exécutif. Des accusations aggravées par le comportement de certains magistrats qui ont tendance à prononcer systématiquement la détention provisoire à l'encontre des personnes arrêtées souvent sans fondement juridique. Au-delà de ce bras de fer que se livrent désormais le Syndicat des magistrats et le garde des Sceaux, beaucoup d'observateurs se posent désormais la question sur le timing de cette grève. La protestation des magistrats intervient à quelques jours de la date fixée pour le prononcé du verdict dans des affaires liées aux détenus du "mouvement populaire". Leur sort sera en effet scellé le 30 octobre prochain. Mais si la grève des magistrats se poursuit d'ici à là, leur détention sera encore plus longue. C'est notamment le cas de ceux qui sont en prison depuis juin dernier. Cette sonnette d'alarme du SNM n'est pas la première salve que cette corporation lance au pouvoir exécutif. En mai dernier, un communiqué de cette organisation syndicale avait même répondu au pouvoir qui affirmait que "la justice s'est libérée" et qu'il protégeait "les juges" contre toute forme de pression. Or, les juges ont rappelé que la seule protection qui valait était "celle de la loi" et que "les affirmations" qui avançaient que "la justice s'est libérée" n'étaient pas "fondées" parce que les lois actuelles ne plaident pas en faveur d'une justice réellement indépendante. Depuis, ce syndicat a rendu public un autre communiqué en septembre dernier. C'était pour rappeler des revendications socioprofessionnelles. Pourtant, au début du mouvement populaire en février dernier, certains magistrats avaient donné l'impression d'être en phase avec la population. Certains, dont l'actuel président du SNM — pourtant accablé par ses décisions antérieures contre des activistes politiques —, sont même sortis manifester et clamer publiquement leur attachement à l'indépendance de la justice. Des rassemblements ont été organisés dans beaucoup de villes. Ce fut le cas à Alger où des magistrats ont promis de "protéger" les libertés. C'était dans l'euphorie de la mobilisation populaire. Très vite, le secteur de la justice a été rattrapé par la réalité. Les premiers changements commençaient à tomber. Le procureur général de la cour d'Alger a été remplacé par Belkacem Zeghmati. Puis, le procureur de la République près le Tribunal d'Alger a été remplacé, avant d'être poursuivi en justice quelques mois plus tard. Sous la pression du pouvoir exécutif, les magistrats entrent dans les rangs. Pis encore, des discours menaçants des dirigeants sont vite transformés en actes par des juges qui entérinent, à tour de bras, des arrestations opérées par les services de sécurité parmi les manifestants. Plus que cela, la mise sous mandat de dépôt, censée être une mesure exceptionnelle, est vite devenue une règle qui écrase la majeure partie des militants et manifestants arrêtés. Comme illustration de cette réalité : à un détenu, cancéreux, qui fait savoir qu'il avait des séances de chimiothérapie à faire dans la semaine, le juge le regarde : "Rebbi ychafik. Vous êtes sous mandat de dépôt." Le jeune sera libéré quelques jours plus tard grâce à un large mouvement de dénonciation de la part des manifestants, d'acteurs politiques et de défenseurs des droits de l'Homme. Cet incident résume, à lui seul, l'évocation de la "justice du téléphone" qui accable souvent le secteur de la justice et que dénoncent les manifestants lors des marches.