Depuis l'émergence de la révolution citoyenne contre le régime, le pouvoir judiciaire a fait polémique. Tantôt, il engrange des bons points, tantôt, il est cloué au pilori pour ses collusions — supposées ou avérées — avec le pouvoir exécutif. Aux premières semaines du mouvement populaire, le corps de la magistrature a montré les prémices d'un changement au diapason avec les aspirations du hirak. "Merci au peuple d'avoir éveillé nos consciences", ont asséné, sur le ton d'un mea culpa, des magistrats rassemblés sur le parvis des cours de justice dans plusieurs wilayas du pays, au mois de mars dernier. Dans l'élan de leur ralliement à la révolution, ils se sont engagés à ne pas juger leurs concitoyens pour délit d'opinion ou de "hirak". Promesses en l'air ? Sans aucun doute. Dès le 5e mandat avorté dans le sillage de la démission forcée du président Bouteflika le 2 avril, de nombreux juges ont repris du service auprès du nouvel homme fort du pays, Ahmed Gaïd Salah, chef d'état-major de l'ANP, jusqu'à son décès le 23 décembre dernier. Subtilement d'abord en plaçant en détention préventive des Premiers ministres, des ministres, des hommes d'affaires… ayant profité des largesses du clan Bouteflika. L'opération anti-corruption est utilisée néanmoins aussi comme paravent pour régler des comptes avec des opposants. Dans la confusion, des personnalités, sans accointances avec le régime, ont été incarcérées. Quelques semaines passent. Le discours du chef du commandement militaire devient de plus en plus dur envers les manifestants. Leurs arrestations, jusque-là plutôt discrètes, prennent des allures d'une chasse à l'homme. Les porteurs de l'emblème amazigh sont placés par dizaines sous mandat de dépôt. Ils seront suivis par des activistes et des militants politiques. Le moudjahid Lakhdar Bouregâa, les généraux à la retraite Hocine Benhadid et Ali Ghediri, Karim Tabbou, Fodil Boumala, Samir Belarbi, des cadres de l'association RAJ... Les prisons se remplissent de détenus d'opinion, pour des chefs d'inculpation génériques : "Atteinte à l'unité nationale" ; "Atteinte au moral de l'armée" ; "Distribution de tracts" ; "Attroupement non armé" ; "Publications tendancieuses sur les réseaux sociaux" … Les avocats, révoltés par le déni de droit et surtout l'abus dans l'ordonnance de mandats de dépôt, font entendre leurs voix dans la rue, à plusieurs reprises. Une centaine d'entre eux se constitue bénévolement pour défendre les prisonniers du hirak, de plus en plus nombreux. Mes Bekhti, Mouhous, Sidhoum, Assoul, Djerdjer, Badi, Allili, Rouibi, Nabila Smaïl, Salah Brahimi, Benissad, Haboul, Mechri… s'impliquent profondément dans l'insurrection populaire. Le 26 octobre, le Syndicat national des magistrats décrète une grève illimitée, réclamant essentiellement l'annulation d'un mouvement d'affectation ayant touché près de 3 000 magistrats. Il s'insurge contre l'interférence du ministère de tutelle dans les prérogatives du Conseil supérieur de la magistrature. Le débrayage est émaillé par un incident marquant : des éléments de la Gendarmerie nationale violent la franchise de la Cour d'Oran et de nombreux tribunaux de la capitale, afin d'installer, par la force publique, les présidents des juridictions. Le SNM exige la démission du garde des Sceaux, Belkacem Zeghmati. Le bras de fer dure plusieurs jours. Le Syndicat gèle la grève, de manière impromptue, sans satisfaire la revendication principale, mais en obtenant une revalorisation salariale avec effet rétroactif sur une année. Le Club des magistrats exprime son étonnement sur ce dénouement alambiqué du conflit. La rue refuse "la justice du téléphone". Elle invective les juges. Les procès se transforment souvent en réquisitoire contre le pouvoir judiciaire. Pourtant, les arcanes des palais de justice sont ébranlés par des tiraillements internes, visibles au regard de l'opinion publique par des verdicts contradictoires rendus dans les affaires des détenus d'opinion. Pour des chefs d'inculpation identiques, certaines juridictions, spécifiquement le tribunal de Sidi M'hamed, condamnent à la prison ferme, tandis que d'autres prononcent des relaxes. Des juges d'instruction ordonnent des mandats de dépôt au moment où des confrères se limitent au contrôle judiciaire ou à l'abandon des poursuites. Au milieu de ce mois de février, le procureur de la République adjoint près le tribunal de Sidi M'hamed a fait un inattendu plaidoyer en faveur de la relaxe d'activistes du hirak. La tutelle l'a sanctionné en le mutant à la Cour de Guemar. "Beaucoup de magistrats sont intègres", témoignent les avocats, comme pour préserver l'espoir d'un potentiel sursaut collectif du corps.