"Le folklore n'est pas la culture du peuple, il en est, dans le meilleur des cas, la caricature et, dans le pire, la négation" (Mouloud Mammeri). Il est bien heureux que l'on confère et que l'on reconnaisse, même à titre posthume, des dignités à de grands hommes qui les honorent en même temps que leur mémoire en est honorée. C'est ainsi qu'il me vient à l'esprit, en ce 25e jour de février, de proposer à vos suffrages une candidature de cette sorte, s'il n'était plus vraisemblable de la supposer depuis longtemps admise et entérinée, ce qui me porte à saluer cet esprit encyclopédique comme une des gloires les plus représentatives de notre prestige commun. L'honneur m'est d'autant plus sensible quand vous voudrez bien m'accueillir avec vos délicates et bienveillantes attentions. Si je sens tout le prix de cette faveur, je ne saurais prétendre être seul à en disposer, ni dans le présent, ni dans le passé et encore moins dans l'avenir. Les peuples s'empressent d'accourir pour se rappeler leurs ambassadeurs charismatiques et de contenter tous ensemble leur vénération et leur amour. Ils leur présentent leurs respects comme à leur Maître, ils leur offrent leurs cœurs comme à leur Père, ils donnent aux grâces qui brillent en eux les applaudissements qu'elles méritent et ils fondent sur tant de vertus que l'on voit croître en eux l'espérance de leur félicité. Une lutte pour des lendemains meilleurs Pour Dda Lmulud, la berbérité n'était pas un simple objet d'admiration spéculative ni le bienfait épuisé des âges disparus, il y voyait le moyen de rompre la toile des araignées et la matrice de libération des âges futurs. Illustre à un âge où les autres cherchent encore leur voie, d'une beauté morale presque idéale, noble, il était inspiré par le don de la nature. Il aimait sa langue cadencée, sonore comme la musique, palpitante comme elle, un peu plus précise cependant, exprimant toutes les sensations, depuis la terreur jusqu'à la grâce et renfermant parfois la pensée dans une brève et heureuse formule qui en augmente la force et en perpétue la durée : Win ittruẓun asalu iteddu akken yufa mačči akken yebɣa. D'autres ont employé tous les efforts de la volonté à développer et à féconder leur génie ; il n'a eu qu'à suivre le sien, qui lui fournissait en abondance les images, la passion et l'harmonie. Il portait la bonne parole et la laissait tomber de ses lèvres comme un arbre fertile, sous les regards du soleil, se couvre de fruits et de fleurs et jonche autour de lui la terre de ses produits embaumés et savoureux. Il a honoré les lettres par la dignité de son caractère aussi bien que par la beauté de son talent. Il sentait, en lui et autour de lui, dans les besoins et les aspirations de cette société qui venait d'être remuée jusque dans ses fondements, une source nouvelle et plus puissante de ses racines. Son âme était comme possédée par son amazighité poétique qui lui apportait la passion et la lutte, où une sorte de panthéisme ouvrait des horizons éblouissants. Sa vieille foi survivait, avançait, appuyée sur les nobles traditions ancestrales et sur les enseignements séculaires, toujours présents à son esprit, et renouvelés tout au long de ses recherches au Crape et en dehors. Ses œuvres révèlent tout d'abord les qualités personnelles de l'écrivain : le respect de la langue, le goût des analyses délicates, un sentiment poétique et élevé des conditions de la vie, une préférence marquée pour les existences humbles et pour ce qu'il y a de meilleur et de plus noble dans la nature humaine. La morale toujours sensible, même lorsqu'elle se dissimule, y est relevée par une pointe de malice spirituelle. La touche sobre et discrète indique un goût très sûr en même temps qu'un cœur très ouvert. Quelle qu'ait été la profondeur des impressions que l'histoire jetait dans son âme et par son âme dans ses travaux, le fond en fut toujours un profond instinct de la divinité dans toutes choses. Quand il donnait ses conférences où il est écouté religieusement, la justesse de ses déclarations, la noblesse de ses sentiments et la beauté de son langage nous arrachait des extases d'admiration. Il maîtrisait les vers des anciens, les a appris par cœur et les récitait divinement avec un génie dont le XXe siècle n'en avait pas vu de semblable et dont l'apologie est atteinte en ce 10 mars 1980 où il devient, en un seul soir et malgré lui, non seulement illustre, mais glorieux et populaire. Il eut cette gloire, la plus enviable peut-être, de charmer les hommes et de les améliorer en même temps, en remplissant leurs cœurs de grands sentiments et en nourrissant leurs esprits de nobles et justes pensées. L'amour de sa langue et de sa culture lui emplissait le cœur. Il n'a sûrement pas envisagé la révolution qui éclata soudainement en avril 1980. Je n'en doute pas un instant, quoi que ce soit un fait extraordinaire. Il n'en fut pas moins, sans le vouloir et sans le prévoir, un des auteurs principaux de cette révolution identitaire suite à sa séquestration exécutée par un certain Sidi Saïd. Cette première révolution de l'Algérie indépendante, contrairement à beaucoup d'autres qui ne savent que ce qu'elles veulent détruire, savait, de la manière la plus intelligente et la plus pacifique qui soit, ce qu'elle voulait conserver et ce qu'elle voulait fonder. Le peuple l'avait suivie et acclamée car elle a exprimé ce qui est juste et ce qui est vrai. Mouloud Mammeri en est l'inspirateur. Le génie d'un homme réservé Infatigable, impassible, il répondait par des élans généreux aux cœurs qui s'offraient. Nous étions tous suspendus à ses lèvres. C'était comme si le temps des fables fût revenu et que le poète nous tenait tous, amis et ennemis, sous le charme de ses incantations. Il n'avait changé que de théâtre. On ne lui marchandait alors ni l'enthousiasme, ni la constance. S'il paraissait dans la rue, tout un monde le suivait avec des marques de tendresse. L'immense génie de cet homme réservé, sans aucune familiarité, s'exprimait aussi bien par échange improvisé d'idées que par des sentences solennelles et préparées. Sa bonté et son humanité lui attiraient tout ce que la dignité est en droit d'exiger ; si les qualités du cœur faisaient les rangs, sa droiture, sa sincérité et son courage lui en auraient fait un au-dessus même de celui où sa renommée l'avait placé ; il a conservé dans tout le cours de sa vie cette égalité de conduite qui ne peut partir que d'une rare vigueur de l'âme et d'un certain calme respectable qui y règne. Jamais on ne l'a entendu se plaindre de l'ingratitude du destin, ni du déclin de ses forces. Son esprit était entier, son cœur était calme. Il n'a cessé de travailler qu'en cessant de vivre. J'ose dire qu'une telle vieillesse ne dépare pas une telle vie, et qu'elle a quelques droits au respect de la postérité. C'est lui qui nous a montré la manière, aussi féconde que sage, d'entendre, de pratiquer et de sauvegarder notre langue, notre culture et notre estime de soi. Nous ne connaissons pas dans l'histoire littéraire de notre pays de gloire ayant eu un progrès plus sûr et qui se soit plus enrichie de la substance ancestrale, du consentement des âmes et de tout le surcroît de vie que la vie généreuse apporte aux œuvres taillées par l'art dans la vérité. Ce que je voudrais dire, après tant d'autres plus qualifiés que moi, c'est justement le caractère permanent de l'expérience de Mouloud Mammeri. Non seulement aucune de ses grandes observations n'a bougé, mais elles se sont mises, par un travail méticuleux, à la mesure de notre temps et de notre légitime ambition. Comme la pensée s'harmonise avec l'idée exprimée ! Comme elle est plus vaste ! Comme elle porte plus haut et plus loin ! Mais le poète vous laisse le soin de l'extraire et de la prolonger. Tandis que dans une pédagogie médiocre, les conclusions sont souvent mal fondées sur des arguments précaires, dans la logique souveraine de ce Maître, c'est l'argument et l'exposé du sujet qui sont d'une richesse incomparable et qui absorbent la vérité historique. Et rarement l'optimisme du progrès n'est allé plus loin dans le champ et les limites de l'expérience humaine. Oh ! que c'est là un beau souvenir pour le généreux poète et une gloire digne d'envie ! Quel homme de génie ne donnerait sa plus belle œuvre pour cet insigne honneur d'avoir fait battre alors d'un mouvement de fierté et d'orgueil le cœur de l'Algérie accablée et désespérée ! Aujourd'hui que la belle âme du poète a disparu derrière l'horizon d'où elle nous envoie encore tant de lumière, rappelons-nous avec attendrissement son aube si éblouissante et si pure ! Qu'une pieuse reconnaissance s'attache à jamais à cette âme altière ! Qu'elle suive Mouloud Mammeri et qu'après avoir fait une couronne à sa vie, elle fasse une auréole à son tombeau ! Envions-le, et aimons-le ! Heureux le fils dont on peut dire : il a consolé sa mère ! Heureux le poète dont on peut dire : il a exalté ses racines ! Comme un ordre qui nous est si glorieux nous vient par son moyen, nous venons lui en témoigner nôtre reconnaissance et notre gratitude, pour entrer en payement, s'il faut ainsi dire, des obligations infinies dont nous lui sommes redevables, sans que nous parvenions toutefois à en pouvoir jamais entièrement les acquitter. Ecoutons la voix qui s'élève de ce tombeau. Elle nous jette à tous le suprême mot d'ordre : gardez le dépôt qui vous a été confié ! Et, pour y réussir, sachons, sinon à l'égal, du moins à l'image de Mouloud Mammeri penser, prier, vouloir, agir ! Aussi longtemps que des navires partiront de nos ports et y rentreront, aussi longtemps que les lumineux esprits continueront le combat avec l'idée, ce magnifique Amusnaw les guidera au départ, leur donnera les directions dans l'inconnu et leur annoncera au retour qu'ils sont bien dans la route du génie de la patrie. Que son nom continue de rayonner sur cette Algérie séculaire de haute culture et sur cette illustre Kabylie, affirmant toute la verdeur, mais aussi toute la noblesse du génie amaziɣ.
Par : Yahia Hider (*) (*) médecin, ancien militant du MCB