Liberté : Vous avez évoqué dernièrement une situation qualifiée de catastrophique concernant la Covid-19 à Oran. Qu'en est-il au juste ? Youcef Boukhari: La recrudescence est internationale et l'Algérie a également enregistré une hausse notable de contaminés, notamment dans cinq wilayas (Sétif, Oran, Blida, Alger et Ouargla). Oran, quant à elle, est un peu spécifique par rapport aux autres wilayas, parce que nous avions enregistré trois pics. Un premier avec l'ouverture des commerces pendant le Ramadhan, surtout les marchés de M'dina J'dida, El-Hamri. Heureusement que le wali a pris la décision de les refermer. C'est après 14 jours de cet épisode qu'on a eu une très forte augmentation des cas. Le deuxième pic a été enregistré après l'Aïd avec des règles de déconfinement qui n'ont pas été respectées par la population. Le troisième jour, les visites familiales ont eu lieu avec leurs conséquences. Le troisième pic est celui qu'on vit actuellement et, probablement d'ici ce lundi ou mardi, nous allons dépasser le cap des 1600 contaminés. Ce pic est dû au non-respect des instructions du Premier ministre concernant les regroupements familiaux. Toutes nos enquêtes ont démontré que les cas contaminés l'ont été dans les fêtes de mariage, les cérémonies de funérailles et les rencontres entre groupes de familles, particulièrement dans les quartiers ouest d'Oran (Eckmuhl, Hassi, Kouchet El-Djir). Dans ces quartiers touchés par la crise du logement, on a enregistré une hausse des contaminations. Il y a des familles de 14, 15 personnes qui vivent dans des F2 ou des F3, qui sont obligées de sortir à l'extérieur avec cette chaleur, vous imaginez un petit peu la situation ? Je pense qu'il faut également une enquête sociologique pour ce confinement. La prédominance de cette contamination concerne une population active comprise entre 25 et 60 ans. On a aussi enregistré une nette augmentation dans les zones industrielles du côté d'Arzew. Certaines usines à Belgaïd ont également été touchées par le virus avec une prépondérance féminine de 32% des contaminés. Généralement, les femmes étaient, au départ, confinées, d'autres ont bénéficié des mesures édictées par le gouvernement (enceintes, malades chroniques, enfants en bas âge à charge). Le quatrième pic qu'on craint sera causé par le retour du transport urbain, surtout le privé, à la circulation. Les cinq grandes lignes d'Oran (11, 37, B, 4G, 51) qui connaissent de grandes affluences puisqu'elles convergent toutes vers M'dina J'dida et le centre-ville n'ont pas respecté les mesures préventives imposées. Quelles sont les consignes que vous leur aviez données ? Les consignes de sécurité concernent le taux de remplissage avec 50% de leur capacité ainsi que le port du masque, mais on a constaté que même les receveurs et les chauffeurs de bus ne portent pas la bavette. Un bus de 100 places affichant complet, ce n'est pas normal. Par contre, le tram ou les bus de l'ETO ont bien organisé leur retour à l'activité en respectant les consignes. L'usager qui ne porte pas une bavette est interdit de prendre le moyen de transport. Qui doit donc veiller au respect de ces mesures ? Le premier concerné est le citoyen, mais puisqu'il est défaillant, c'est le propriétaire du bus qui doit se soucier du respect de ces directives. Il sait pertinemment que si la situation actuelle perdure, il existe un risque de revenir au point de départ. Quant aux taxis, ceux qui respectent les consignes circulent avec leur néon allumé, les autres masquent leurs néons et embarquent plusieurs passagers à la fois. On craint les dix jours qui vont venir avec les élèves qui ont eu leur BEM sans passer l'examen où on a vu des familles se rendre mutuellement visite pour les félicitations. L'enfant était épargné jusqu'à aujourd'hui, ce qui n'est plus le cas maintenant. À l'hôpital pédiatrique de Canastel, on a dépassé les cent hospitalisations d'enfants. On a trouvé deux catégories d'enfants, ceux contaminés avec leurs parents et d'autres positifs alors qu'aucun membre adulte de leur famille n'était contaminé. Après notre enquête épidémiologique, on a constaté que l'enfant positif sortait à l'extérieur et jouait avec d'autres enfants déjà atteints par le virus. Puisque l'école est fermée, la place de cet enfant est chez lui. Ces enfants sont souvent détectés dans des cités, des quartiers d'Oran-Est, là où le problème du logement ne se pose pas avec acuité. Avez-vous réalisé une cartographie des quartiers touchés par la Covid-19 ? Tout Oran est contaminée. Au départ, on s'est dit que si on trouvait un quartier ou une résidence particulièrement touchée par le virus, on pouvait la confiner et demander aux autorités de l'encercler, mais maintenant toute la wilaya d'Oran est contaminée. Quels sont les établissements sanitaires dédiés à la lutte contre la Covid-19 ? Oran était mieux préparée que d'autres wilayas. Dès le début de la pandémie, on a désigné cinq établissements (EHU 1er-Novembre, CHU Benzerdjeb, EPH El-Mohgoun, EHS Canastel et l'EH Aïn Turk), puis on a ajouté l'EHS psychiatrique de Sidi Chahmi parce que c'est un hôpital régional qui reçoit tous les placements d'office des autres wilayas. Le premier cas positif enregistré à l'hôpital psychiatrique est celui d'un SDF originaire d'une autre wilaya. Heureusement qu'à Sidi Chahmi on confine les nouveaux placés pendant 14 jours avant qu'ils n'intègrent leurs salles respectives. Dans cette salle d'isolement, il y avait d'autres patients qui ont été contaminés par lui. On a ensuite mis en place des salles individuelles et on a transformé l'EHS psychiatrique en centre Covid-19 pour les placés. Est-il vrai que ces établissements sont saturés ? La nouvelle instruction reçue fait en sorte que la rotation du lit soit rapide. Le malade reste cinq jours à l'hôpital pour recevoir le traitement adéquat puis revient pour le contrôle. Le problème est celui du dépistage, parce que les gens commencent à avoir peur. Pour n'importe quel symptôme (fatigue, écoulement nasal...), les gens vont se faire dépister. Par exemple, l'EHU 1er-Novembre est à 120, 130 dépistages par jour, et les citoyens se présentent à 5h du matin pour prendre un ticket et se faire dépister. Au CHU, aujourd'hui (mercredi 1er juillet, ndlr), on est à plus de 40 dépistages par jour. On a ouvert une deuxième unité au CHUO pour le dépistage au service pneumo, qui est entré en service jeudi, pour augmenter le nombre de tests. Et pour le dépistage par scanner ? Le scanner est coûteux et ne pose pas le diagnostic à 100%. Il y a une technique pour prendre l'image du scanner et il y a des images qui ne sont pas fiables. Par ailleurs, pour la PCR, on produit 200 kits de prélèvement par jour depuis le 28 avril dernier au laboratoire d'hygiène d'Oran, alors que les quantités qu'on recevait d'Alger étaient insuffisantes. Depuis le 18 mars jusqu'à aujourd'hui, on a réalisé 6364 tests de PCR qui ont donné 1583 cas positifs. On est arrivé à dépister une moyenne de quatre personnes de l'entourage d'un cas positif. Quand on va augmenter les PCR, on aura neuf personnes dépistées dans l'entourage professionnel et privé d'un cas positif, parce que notre objectif est de rompre la chaîne de contamination. Aussi, on est à 43 décès à Oran, six malades sous respirateur artificiel et le nombre des guérisons est de 1083, ce qui représente 80% des malades. On a évoqué une deuxième vague de la pandémie. Les pouvoirs publics ont-ils pris des dispositions pour y faire face à Oran ? Nous avons un établissement à Chtaïbo qui est prêt, le deuxième est à Gdyel et l'établissement des grands brûlés qui peut accueillir d'éventuels malades, ce qui fait un total de 500 lits. Espérons qu'on n'arrivera pas à ce stade... Le gouvernement vient de revenir à des mesures barrières qui doivent être prises en considération. Qu'en pensez-vous ? C'est une bonne chose. Ainsi, tous les moyens de transport qui ne respectent pas dorénavant les instructions données par les services de santé seront mis à la fourrière, en plus d'une forte amende. Toutes les surfaces commerciales qui ne respectent pas la distanciation et le port du masque seront fermées. L'ordre a été donné par le wali d'Oran de fermer les marchés hebdomadaires, M'dina J'dida et même le marché à bestiaux d'El-Karma à partir de mercredi dernier. Des brigades mixtes (commerce, santé et services de sécurité) vont contrôler la mise en place de ce dispositif. Y a-t-il réellement eu des médecins qui ont refusé de travailler dans les centres Covid-19 ? À Oran, on n'a pas rencontré beaucoup de ces cas parce que le personnel dédié à la Covid-19 est déjà rodé aux maladies infectieuses. On a déjà eu par le passé à gérer le choléra, la peste et la grippe H1N1 et on n'a pas eu besoin d'avoir recours aux autres services. Le refus de travailler est plutôt constaté dans les hôpitaux des Hauts-Plateaux ou dans les hôpitaux qui ne disposent pas de service infectieux. On va assister à une rotation du personnel qui a déjà travaillé, ainsi, au CHUO, le service infectieux va être remplacé par le service pneumo qui prendra le relais, puisque la Covid est prise en charge par deux services. La majorité du personnel soignant infecté par le virus ne l'a pas été au sein de ces services, ce sont des cas importés.