Le Pr Hassan Messaoudi est sur le front de la lutte contre la Covid-19 au CHU Mustapha-Pacha. Il revient, dans cet entretien,sur les conditions de prise en charge des personnes infectées à l'unité Covid-19 qu'il dirige. Liberté : Le service de médecine interne du CHU Mustapha-Pacha semble être débordé ces derniers jours par le nombre de cas de contamination au Covid. Comment parvenez-vous à prendre en charge ces flux de malades ? Pr Hassan Messaoudi : Nous assistons ces deux dernières semaines à une montée vertigineuse de nouveaux cas de Covid-19 dont le chiffre s'est exponentiellement accru par rapport au début de l'apparition de l'épidémie. Les causes de cette explosion de chiffres sont multiples. On citera en premier lieu l'insouciance et l'indiscipline des citoyens observables dans le non-respect des gestes barrières, ainsi que le non-port de la bavette dans les lieux publics. Il ne faut pas omettre aussi de condamner la multiplication des fêtes de mariage et les réceptions dans plusieurs régions du pays, y compris dans la capitale. Pourquoi ? Lors des regroupements dus aux enterrements, les citoyens adoptent des gestes condamnables et fatals. Lesquels gestes favorisent l'expansion de cette maladie invisible. Les gens ne se privent pas des embrassades ainsi que de poignées de main. Toutes ces raisons aggravent la situation épidémique et le nombre de personnes infectées ne cesse d'augmenter. Comment affrontez-vous sur le terrain cette nouvelle situation épidémique ? Nous l'affrontons durement. Il faut rappeler que nous traitons des cas qui sont de plus en plus sévères et difficiles à gérer. Ce sont des malades dont l'état nécessite une prise en charge particulière. Des patients qui ont souvent besoin de quantités d'oxygène plus importantes que d'habitude, parfois jusqu'à 15 litres par minute. Ces cas exigent par conséquent une présence accrue des soignants dans la salle d'isolement par rapport aux cas traités avant. Le soignant de garde est tenu de faire plusieurs tournées dans les salles des malades à cause de leur désaturation, souffrant de manque d'oxygène. Nous avons aussi à traiter des cas infectés aggravés par des comorbidités (diabète, hypertension artérielle), ce qui suppose également une autre prise en charge particulière. La présence de ces comorbidités accroît-elle le risque de complications graves ? La plupart des malades que nous avons pris en charge ont des comorbidités multiples, qui sont parfois même présentes chez le même patient. Le plus souvent, ce sont des patients Covid diabétiques de type 2 sous traitement oral ou sous insuline. Les autres cas sont des hypertendus connus sous traitement soit insuffisant, soit mal équilibré, ou encore découvert parfois durant leur hospitalisation. Nous avons soigné également des patients atteints d'hypothyroïdie et d'asthme bronchique et des cardiopathies avec troubles du rythme ou stentés et même des cas de remplacement valvulaire sous anticoagulants. Parallèlement, nous avons eu même des cas confirmés à la Covid-19 avec cancer du poumon découvert récemment. Il y a aussi d'autres porteurs du virus qui souffrent de cas de leucémie myéloïde chronique. Des personnes obèses, qui constituent aussi un terrain prédisposant aux troubles vésicatoires et d'hémostase, sont passés par notre service. Mais nous avons pu gérer ces situations en traitant ces différentes comorbidités avec une surveillance stricte et régulière. Ces cas traités concernent généralement une population âgée au-delà de 60 ans. Comment sont pris en charge les cas confirmés positifs avec comorbidité ? Indépendamment de la technique d'identification du virus, tous les cas confirmés positifs sont traités de la même façon, tout en prenant en considération certaines contre-indications, soit pour arrêter un médicament, soit pour diminuer la dose prescrite. S'agissant des malades chez qui nous avons trouvé des bilans rénaux perturbés, nous avons été par exemple obligés d'arrêter leur traitement du diabète par voie orale et de le remplacer par l'insuline. Les cas qui ont une obésité morbide ont nécessité des doses d'anticoagulants à dose renforcée. Les cardiopathes qui ont été opérés pour les besoins d'un ressort au niveau coronarien doivent être bien contrôlés pour éviter le risque de thrombose. En gros, nous avons eu à gérer des situations difficiles survenant sur un terrain très particulier nécessitant un arsenal thérapeutique optimum. Assurez-vous des consultations de contrôle après guérison ? En fait, notre service prend en charge la majeure partie des malades hospitalisés dans les différentes unités Covid ouvertes à l'hôpital Mustapha-Pacha depuis le début de la pandémie. Généralement, ce sont des consultations spécialisées post-Covid-19 assurées par une équipe composée de spécialistes (assistant ou hospitalo-universitaire), d'un résident et d'un psychologue. Ce personnel soignant spécialisé suit de près l'évolution clinique de tous les symptômes présents et identifiés lors de leur première hospitalisation. Le suivi post-Covid consiste aussi à vérifier la normalisation des différents bilans biologiques (rénal, cardiaque, hépato-pancréatique, métabolique, inflammatoire et hémobiologique). Quelles sont les premières conclusions cliniques qu'on peut tirer de ces cas traités ? Jusque-là, nous avons constaté que la plupart des malades ont bien évolué et ont bien réagi, y compris ceux qui avaient des lésions radiologiques sévères, voire critiques. Nous avons remarqué qu'il n'y avait pas de corrélation clinico- radiologique. Il faut savoir au passage que des lésions radiologiques ont été retrouvées chez 60 à 65% sujets asymptomatiques et dont 11% de ces atteintes présentent des lésions sévères, selon les différentes études scientifiques, notamment celles menées par l'équipe du professeur Raoult à Marseille et par les Chinois aussi. Il faut souligner en fait que nos malades évoluent favorablement hormis la persistance chez certains patients d'une anosmie (perte de l'odorat) qui a duré plus longtemps que les autres symptômes cliniques. Et nous n'avons pas eu de cas de fibrose pulmonaire à ce jour, mais il est encore trop tôt pour tirer des conclusions. Les patients guéris de Covid sont-ils immunisés contre la maladie ? Il y a beaucoup de vérités autour de cette réflexion, même s'il est encore trop tôt pour tirer des conclusions définitives, d'autant que la question de la durée de cette immunité reste toujours posée et d'actualité. L'épidémie est à son 5e mois, l'on ne peut, par conséquent, rendre ces résultats définitifs et concluants. Néanmoins, si nous partons du principe de similitude sur certaines particules virales par rappart au Sras Cov 2002-2003, nous pouvons évoquer une immunité croisée chez certains malades mais il semblerait, selon des études chinoises, que ce virus a muté, donc l'immunité semble être limitée, par conséquenti la durée reste méconnue. Des études internationales publiées montrent que les personnes qui développent des anticorps après avoir été infectées par le coronavirus peuvent ne pas les conserver plus de quelques mois, surtout si elles ne présentent aucun symptôme au départ. Au jour d'aujourd'hui, il n'y a pas eu de réinfection du Sars-CoV-2 y compris dans la localité de Wuhan en Chine, et les nouveaux cas, c'était plutôt à Pékin. Les cliniciens mobilisés sur le front sont-ils suffisamment protégés ? Les médecins sont suffisamment protégés sur le plan équipement de protection individuelle. Mais nous ne sommes pas protégés contre le virus, le risque devient plus élevé lorsque nous pénétrons dans les zones d'isolement où se trouvent les malades pour les examiner et suivre quotidiennement leur état de santé et d'éventuelles complications. Nous sommes en contact direct avec le malade infecté surtout en lui faisant un examen physique, en mesurant sa tension, sa saturation d'oxygène et avec la vérification des différents paramètres. Tout ce suivi dure parfois jusqu'à 5 heures. Ce qui nous arrive parfois est de nous oublier à l'intérieur et de baisser notre vigilance face à des cas sévères notamment. Les soignants mobilisés dans la bataille commencent à se plaindre de l'épuisement à cause d'une mobilisation continue depuis cinq mois... Après plus de cinq mois sur le front, nous sommes épuisés physiquement et mentalement, surtout avec l'atteinte de certains de nos confrères et consœurs, notamment après le décès de certains. Il faut souligner que personne ne peut prédire ni la durée ni la fin de la pandémie. Ce qui va retentir vraisemblablement sur notre vie privée et sur les patients, surtout avec l'augmentation vertigineuse du nombre de nouveaux cas et celui des malades admis en réanimation. Quels sont les premiers enseignements à tirer des cinq mois de lutte pour se préparer à une éventuelle deuxième vague ? La surveillance des flambées dans les différentes régions du pays permet d'obtenir des informations et de tirer des conclusions provisoires sur l'évolution probable de la pandémie pour les prochaines semaines, voire prochains mois. Lorsque nous enregistrons de grandes proportions de patients asymptomatiques, il devient très difficile pour les épidémiologistes de remonter les chaînes de transmission. Nous pouvons reconstituer des clusters familiaux et rechercher les sujets contacts infectés. Lorsque l'on est porteur du virus, on risque de contaminer un cercle social de 20 personnes autour de soi. Aussi, le nombre de ces nouveaux contacts à risque peut monter très vite. Il faut donc s'entraîner à le faire en période de décrue épidémique, afin de pouvoir continuer à le faire le plus longtemps possible en cas de rebond ou de seconde vague comme nous le vivons en ce moment. C'est une façon très efficace de casser les chaînes de transmission dès l'origine. Cependant, les médias lourds sont appelés à sensibiliser davantage la population et parler des symptômes pas trop connus du grand public, comme la perte de l'odorat et du goût, pour que ces sujets viennent consulter très tôt et ne pas attendre 1 à 2 semaines pour ne pas contaminer leur entourage. Et bien sûr, il faut maintenir le matraquage médiatique autour des mesures barrières de protection.