Maître assistante en littérature francophone et théâtre, doctorante en études théâtrales à l'université Mouloud-Mammeri de Tizi Ouzou, Souad Kadri est fondatrice et directrice du Festival de théâtre et de cinéma (EFC), dont la première édition a eu lieu en janvier dernier à Yakouren. Dans cet entretien, elle revient sur l'impact de la crise sanitaire sur le secteur culturel, notamment dans les villages. Liberté : Le secteur culturel a été lourdement impacté par la crise sanitaire. Quelle évaluation faites-vous de la situation ? Souad Kadri : Suite à la propagation du nouveau coronavirus, les gouvernements du monde entier ont mis en place des mesures draconiennes pour stopper la pandémie, et donc sauver des vies. Pour ce faire, un bon nombre de gouvernements ont opté pour le confinement et la distanciation sociale. Par conséquent, c'est tout un mode de vie qui a été bouleversé. Cela a eu un impact économique sur tous les secteurs. Le monde de la culture en est le plus touché. L'Algérie figurant parmi les pays qui ont déjà un secteur culturel miné par plusieurs problèmes, à cela s'ajoute la crise sanitaire qui n'a fait que fragiliser davantage les artistes et les organismes culturels. En somme, crise sanitaire et crise culturelle sont frontales. Par conséquent, l'impact ne peut être que désastreux, car la mise en confinement a mis en lumière tous les problèmes de ce secteur. La première victime en est l'acteur culturel, car son métier sert à gagner sa vie. Les deuxièmes victimes sont les organismes culturels (théâtres régionaux, bibliothèques, maisons de culture, salles de cinéma, galeries d'art, opéra, etc.) fermés suite aux mesures de confinement et aux restrictions de mobilité. Les passionnés des arts vivants, de cinéma, de peinture sont donc privés de ces espaces de création, les artistes sont privés du public et les organismes culturels sont privés de profit. Tous ces acteurs culturels se trouvent confrontés à une crise financière sans précédent. Cela impacte la vie sociale de l'artiste, les associations et coopératives culturelles et le profit des entreprises culturelles publiques à caractère industriel et commercial (EPIC), qui n'étaient pas une machine à profit déjà avant la crise sanitaire. L'annulation des festivals dans les villages, notamment en cette période estivale, a eu un impact économique négatif sur les artistes et les artisans... Effectivement, c'est une saison estivale sans activités culturelles, surtout dans nos villages, car le programme culturel est mis en stand-by. D'ailleurs, c'est avec une énorme déception que j'ai appris l'annulation et le report du Festival Raconte'Arts qui devait se tenir à Aït Aïssi (Yakouren). L'annulation de l'événement est dommageable pour les festivaliers, elle est d'autant plus dommageable touristiquement pour la région de Yakouren. Quant aux acteurs culturels, artistes et artisans, l'annulation des nombreux événements affecte fortement leurs revenus, dont l'activité est souvent saisonnière. Toutefois, j'ai une entière confiance en la capacité des acteurs culturels qui activent dans les villages pour surmonter cette crise. J'espère qu'ils sauront utiliser à bon escient cette crise sanitaire pour créer davantage et tenter de ranimer la vie culturelle. Pour ce faire, ils doivent être soutenus financièrement dans leurs projets créatifs. Dans le cas contraire, un bon nombre d'artistes et d'artisans déserteront la scène culturelle. Par conséquent, cela freinera la création culturelle et artistique. Certains organismes culturels et artistes ont lancé des activités virtuelles sur les réseaux sociaux. Cela reste-t-il une alternative ? Des théâtres régionaux ont généreusement diffusé en ligne leurs productions et celles des associations et coopératives culturelles. D'autres théâtres régionaux ont partagé les conférences des académiciens, spécialistes et praticiens des arts dramatiques et cinématographiques sur facebook. En fait, en cette période de crise, les réseaux sociaux ont été pour la vie culturelle une source de bien-être et de confort pour les passionnés de théâtre et de cinéma. C'est peut-être une solution pour les citoyens, car cette alternative préserve les droits culturels d'accès à la culture. En revanche, cela impacte commercialement les théâtres régionaux et les salles de cinéma.Nous avons cette opportunité de repenser à une conception future de la culture qui sera déterminante, voire primordiale. Comme alternative, les acteurs et les organismes culturels devront réfléchir à programmer tous les événements en ligne (via les réseaux sociaux) en invitant les artistes à participer à partir de chez eux, de leur espace de création. Le but est d'encourager la production culturelle et artistique en ces moments incertains. Changer notre vision des choses implique, d'une part, de penser à la refonte d'une autre gestion culturelle au niveau des institutions, ce qui permettra d'anticiper les difficultés pour ne pas avancer en aveugle et, d'autre part, de penser à réaligner la culture, le tourisme et l'environnement comme vision afin de réfléchir sur la conception d'un "écosystème culturel" pour minimiser des conséquences de la pandémie. Pensez-vous qu'il puisse y avoir un risque sur la pérennité de la dynamique culturelle dans les villages, surtout pour ceux dont les manifestations ont été annulées ? Il n'y a aucun risque pour la vie culturelle dans nos villages, car les activités culturelles et artistiques au niveau des villages de Kabylie ont toujours été un objet de cohésion sociale. Ce qui est remarquable dans les villages kabyles, c'est cet intérêt porté aux activités culturelles ; hommes et femmes soutiennent les projets des artistes et des artisans. Cependant, le risque réside au niveau touristique, car les activités culturelles organisées dans les villages sont aussi à caractère touristique. Mais je préfère optimiser et réitérer ma confiance en nos villages à relever le défi, celui de la réanimation de toutes les activités culturelles après la période postpandémique. D'ailleurs, je salue l'engagement des villages dans leur combat quotidien dans la préservation de l'environnement, la réhabilitation du patrimoine bâti et leur attachement à la pérennité de la vie culturelle, des indicateurs importants qui favorisent la promotion culturelle, artistique et touristique. Entretien réalisé par : K. Tighilt