En se pliant à l'avis religieux, le pouvoir risque à l'avenir d'être amené à s'y référer sous la pression, y compris pour se prononcer sur d'autres questions. Plus que jamais, la séparation du politique du religieux s'impose. À un peu plus d'une semaine, il ne fait presque plus aucun doute : la célébration de l'Aïd el-Adha aura bel et bien lieu. En dépit de la flambée de l'épidémie de Covid-19 avec son lot de victimes, la saturation des établissements hospitaliers et le cri de désarroi des médecins, les pouvoirs publics ne semblent pas disposés à prendre la décision qu'impose pourtant la conjoncture aux yeux des scientifiques : l'annulation de cette fête du sacrifice, l'un des rites religieux le plus important chez les musulmans. Parce qu'elle peut donner lieu à des situations — particulièrement en raison des regroupements et des actes inciviques de nombre de citoyens, peu soucieux du respect des mesures barrières — favorables à la propagation des contaminations, que sa suspension apparaît, à bien des égards, comme une mesure appropriée. Mais dimanche, le chef de l'Etat, Abdelmadjid Tebboune, évoquant cette fête, s'est montré moins tranchant. "Le sacrifice est une sunna, mais le risque sanitaire n'est pas à écarter (...) Nous ne pouvons être permissifs face à la mise en danger de la santé du citoyen", a-t-il simplement dit. Ainsi formulée, le chef de l'Etat donne l'impression de ne pas vouloir heurter la commission des fetwas du ministère des Affaires religieuses qui, une semaine plus tôt, avait donné son feu vert pour le sacrifice du mouton, autorisation qu'elle a accompagnée d'un appel au strict respect des consignes de prévention et des règles d'hygiène. Mais cette fetwa est loin d'agréer les scientifiques et professionnels, aux avant-postes de la lutte contre l'épidémie, dont la propagation vertigineuse suscite de plus en plus d'inquiétudes. Il y a quelques jours, le Collectif de professeurs en sciences médicales a rendu public un communiqué dans lequel il appelle les hautes autorités du pays à prendre "toutes les mesures qu'impose la situation de crise sanitaire actuelle, en décrétant, disaient-ils, l'abstention, pour tous, de procéder au sacrifice du mouton" et "de faire de ces deux jours de l'Aïd el-Adha un grand moment de recueillement et de solidarité nationale". "En tant que membres du Collectif, nous pensons qu'il faut impérativement suspendre l'Aïd el-Adha pour cette année, du fait qu'elle favorise la dissémination de la Covid", a souligné le Pr Kamel Bouzid dans des propos repris par les médias. "Quels que soient les conseils que l'on pourrait prodiguer, l'achat du mouton dans des marchés collectifs, son transport à plusieurs, son sacrifice et sa consommation sont toutes des occasions qui vont favoriser les fortes affluences et regroupements qui vont exacerber la situation pandémique", ont mis en garde ces professeurs. Mise en garde des scientifiques Une appréhension que partage Mohamed Bekkat Berkani, membre du Comité scientifique et de suivi de l'évolution de l'épidémie. "Nous, en tant que médecins, n'avons pas demandé l'annulation de l'Aïd el-Adha comme une fête religieuse que nous avons l'habitude de célébrer chaque année. Nous avons demandé l'annulation du rituel du sacrifice exceptionnellement pour des considérations sanitaires, mais la commission des fetwas a émis une fetwa contraire", a-t-il regretté lors de son passage à Radio M. En ignorant les mises en garde des spécialistes et des scientifiques, les pouvoirs publics viennent sans doute de donner la preuve éclatante de leur tropisme, sans doute pour des considérations politiciennes, à l'avis des religieux. Et c'est ce qui explique a posteriori la valse-hésitation dans la fermeture des mosquées, mesure pourtant prise sans encombre dans d'autres pays — y compris l'annulation du hadj par l'Arabie saoudite — et la difficulté pour le comité de mettre en pratique les mesures préconisées avec la rigueur requise. En se pliant à l'avis religieux, le pouvoir risque à l'avenir d'être amené à s'y référer sous la pression, y compris pour se prononcer sur d'autres questions. Plus que jamais, la séparation du politique du religieux s'impose.