Narimène Mouaci et Wiame Awres sont deux militantes féministes algériennes qui travaillent sur ce sujet indépendamment de tout organisme national ou international, portées par la volonté de sensibiliser et de condamner les violences faites aux femmes qui peuvent mener au féminicide. Liberté : Comment vous est venue l'idée de créer ce décompte ? Wiame Awres : Dans la presse, nous avons vu qu'il y avait des articles sur les violences faites aux femmes, notamment les viols, le harcèlement, les coups, la séquestration, la torture et les meurtres. Les féminicides étaient traités comme des faits divers, il y avait parfois des informations contradictoires entre un journal et un autre ou même de la culpabilisation vis-à-vis des victimes. Très peu de cas étaient suivis et, parmi les femmes assassinées, il y avait des mères de famille. Qu'advient-il de ces enfants dont le père est parfois le meurtrier ? Qu'en est-il de la peine de ces assassins ? Devant ces articles-là, nous avons senti la nécessité de savoir combien de féminicides il y avait en Algérie ? Où ces féminicides ont-ils eu lieu ? Quand et comment ont-ils été commis ? Par des proches ou par des inconnus ? Chez elles ou dans la rue ? La tranche d'âge et la manière dont elles ont été majoritairement assassinées et de connaître la vie de ces femmes ? C'est à ces questions que nous voulons répondre. Avez-vous ressenti une urgence pour le faire ? Narimène Mouaci : Il y avait urgence car la vie des femmes était en danger. Nous avons constaté que, très souvent, les féminicides sont justifiés, voire encouragés. Les féminicides sont les meurtres de femmes pour leur condition de femmes, c'est la conséquence d'une construction millénaire et une impunité sociale et judiciaire. Nous avons besoin de connaître la réalité du vécu des femmes. Le féminicide a besoin d'être expliqué et réfléchi, le débat doit commencer sur cette question qui a longtemps était ignorée et banalisée. Parlez-nous de votre approche méthodologique dans la collecte des informations... Wiame Awres : Le recensement des féminicides se fait principalement en suivant plusieurs étapes : détecter le féminicide sur la presse ou les réseaux sociaux ; chercher l'entourage de la victime et entrer en contact avec eux ; confirmer l'information avec plusieurs personnes de son entourage, au minimum cinq personnes ; analyser les informations que nous avons et, en dernier lieu, rendre l'information publique. Nous avons ce besoin de contacter l'entourage car nous avons constaté que dans la presse, il n'y a pas assez de détails que nous jugeons nécessaires pour traiter ce sujet : l'âge, le nom de la victime pour qu'elle ne tombe pas dans l'oubli, si la victime a déjà été violentée, si elle a déjà essayé de demander le divorce ou déposé plainte, si elle avait des enfants, sa fonction et tous les détails de sa vie que nous jugeons importants. Que vous inspirent ces chiffres qui ne cessent d'augmenter ? Narimène Mouaci : Les chiffres continueront à augmenter tant qu'il n'y aura pas de mesures et de structures pour étudier les féminicides, les traiter comme tels, sensibiliser contre les violences faites aux femmes et protéger les femmes car il y a, par exemple, des féminicides par ex-conjoint, ce qui nous montre que quitter son bourreau ne nous met pas automatiquement en sécurité. Cela nous met aussi face aux lois féminicides qui poussent les femmes à revenir vivre avec leur potentiel assassin — clause du pardon dans les violences conjugales. Estimez-vous qu'il existe un lien de cause à effet avec le confinement sanitaire puisque nous assistons à une explosion des meurtres de femmes pendant cette période ? Wiame Awres : Parler d'explosion supposerait qu'il y a eu augmentation des féminicides durant le confinement or, nous n'avons pas cette donnée. Pour les chiffres dont nous disposons, nous ne pouvons pas parler d'augmentation. Les féminicides ont toujours existé, ils n'ont juste jamais été traités comme un phénomène à part entière et manquaient de médiatisation en sachant qu'en 2019, nous avons enregistré 79 féminicides relayés par la presse algérienne et/ou par la DGSN. Or, le chiffre officiel communiqué de la DGSN est de 39 meurtres de femmes. Pensez-vous que votre travail puisse impacter et l'opinion publique et les décisions à venir des pouvoirs publics ? Narimène Mouaci : Nous avons vu que la presse et l'opinion publique commencaient à s'intéresser à ce sujet, à relayer l'information et à dénoncer, bien que nous jugions que ce n'était pas suffisant, car nous voulions un réel intérêt de la part des pouvoirs publics et de l'opinion publique. Y aura-t-il une étude analytique sur ces cas de féminicides en aval ? Wiame Awres : Evidemment, nous envisageons de faire une étude analytique annuelle en comparaison entre les différentes années et différentes périodes de chaque année, afin de pouvoir mieux comprendre et expliquer les féminicides en Algérie qui ont des particularités, pour lutter efficacement contre ces assassinats de femmes. "#Nous avons perdu une des nôtres"; que représente pour vous ce hashtag ? Narimène Mouaci : Chaque femme assassinée est une perte pour l'Algérie, c'est une citoyenne qui n'a pas été protégée et qui aurait pu être une de nos proches, ou nous-mêmes. Ce hashtag permet également la traçabilité des informations. On tient à informer qu'il y a un site web qui est actuellement en construction et qui sera dédié uniquement aux féminicides, à l'analyse et à la dénonciation de ces derniers. Il y a également une page Facebook nommée "Féminicides Algérie" qui a été lancée et où seront relayés tous les cas de féminicides que nous avons recensés. Nous tenons à ce que le débat sur ce sujet se maintienne tout le temps, car les féminicides n'attendent pas, et les rendre visibles et lutter contre eux est une urgence.