L'Algérie est largement touchée par le stress hydrique. Mais, pour M. Kettab, grâce aux eaux de dessalement et celles souterraines du Sud, le pays pourrait être à l'abri dans le futur, si des mesures adéquates sont prises et une stratégie claire bien définie à l'horizon 2050. Liberté : L'Algérie est-il un pays fortement touché par le stress hydrique ? Et combien faut-il de mètres cubes pour satisfaire correctement la demande ? Ahmed Kettab : L'eau représente un besoin fondamental pour les populations, et l'accès à cette ressource en qualité et en quantité suffisantes est un enjeu majeur. L'eau, devenue une ressource rare, est de plus en plus mal répartie. La précarité de son approvisionnement et la hausse de ses prix incluant son traitement sont des préoccupations majeures. Le problème de l'eau se pose de plus en plus avec acuité au niveau mondial, particulièrement dans le Maghreb et surtout l'Algérie. L'accès à l'eau est un enjeu de puissance et la géopolitique de la Méditerranée n'échappe pas à ce principe général. Or, les Méditerranéens ne sont pas égaux en la matière car cette ressource naturelle à la fois vitale et stratégique se concentre à près de 70% dans les pays tempérés de la rive nord, selon les données du Mediterranean Technical Advisory Committee (source Plan Bleu). L'Algérie a un potentiel hydrique global mobilisable ne dépassant pas les 12,3 milliards de m3 (eaux superficielles), ce qui offre un volume annuel de 280 m3 à chaque citoyen d'eau superficielle. Avec la mobilisation pluriannuelle de cette eau (barrages), des ressources en eau souterraines, du dessalement des eaux de mer, nous arrivons actuellement aux alentours de 600 m3/habitant/an. L'Algérie est par conséquent largement touchée par le stress hydrique, soit en dessous du seuil théorique de rareté fixé par la Banque mondiale à 1000 m3/habitant/an. En réalité cette quantité est largement suffisante, si elle était bien répartie géographiquement, et bien gérée. D'énormes budgets ont été consacrés à la mobilisation de la ressource en eau potable, notamment entre 1999 et 2012. Trouvez-vous que les résultats obtenus sont à la hauteur de cet effort financier ? La stratégie nationale de développement du secteur de l'eau en Algérie à travers la loi n°05-12 correspondant au 4 août 2005 relative à l'eau et du PNE adoptés par le gouvernement algérien a érigé le secteur de l'eau comme une des priorités nationales. La politique du secteur de l'eau adoptée par l'Algérie depuis une vingtaine d'années à travers un investissement colossal en infrastructure hydraulique, nous a permis de nous doter d'une bonne maîtrise des ressources en eau, avec une satisfaction des besoins en eau potable, agricole et industrielle. Cependant, nous devons faire encore avec un certain nombre de contraintes et défis en raison des changements climatiques ; de la croissance démographique... L'eau est devenue un enjeu de taille et seules les nations qui auront su préserver leur capital hydrique pourront survivre. Bien entendu, il est temps de revoir cette loi sur l'eau et définir de nouvelles stratégies tenant compte de l'évolution mondiale et nationale. Le domaine de l'eau en Algérie doit été complètement réorganisé, surtout qu'il doit tenir compte de plusieurs secteurs. 82% des eaux usées de la région Mena ne sont pas réutilisés, alors qu'elles peuvent générer une nouvelle source d'eau propre. Qu'en est-il pour l'Algérie ? Il faut dire que la région Mena dont l'Algérie fait partie est la plus sèche du monde et elle a plusieurs inconvénients dont la désertification, le manque d'eaux superficielles, la surexploitation des eaux souterraines, l'irrigation consommant plus de 80% des eaux conventionnelles ou douces, etc. Pour pallier les déficits hydriques et atteindre la sécurité en matière d'approvisionnement en eau, l'Algérie en plus de la gestion des eaux conventionnelles, est obligée d'utiliser les eaux non conventionnelles (dessalement des eaux de mer, traitement des eaux usées). Les technologies de traitements et le recyclage des eaux usées collectées sont disponibles et nous pouvons les traiter et les réutiliser en irrigation moyennant certaines précautions déjà édictées par des textes réglementaires algériens. Le volume d'eaux usées rejetées à l'échelle nationale est estimé à 80% des eaux consommées. Nous fonctionnons déjà avec 11 stations de dessalement. À votre avis, devrions-nous en faire davantage surtout que ce procédé est coûteux ? Non. On dit que le procédé de dessalement est coûteux, et je m'inscris en faux sur cela, car ce n'est pas du tout vrai. Il était coûteux cela fait 30 ans, et cette idée de cherté est toujours dans l'esprit de beaucoup de citoyens, et surtout chez certains responsables. La technologie a tellement évolué qu'il revient de 0,4 à 0,5 dollar le m3. Certaines eaux de surface avec la construction du barrage, le transfert, la station de traitement reviennent beaucoup plus chères que l'eau dessalée. Nous avons la chance d'avoir 1600 km de côte de la Méditerranée, et le dessalement sera de plus en plus un atout dans le futur. Nous avons la capacité de transférer les eaux dessalées facilement jusqu'à 300 km de la côte, donc sécuriser tout le nord de l'Algérie en eau potable (80% de la population). Il faut mieux se préparer à la technologie de dessalement au niveau national (conception et construction de station dessalement, formation,etc.). Nous construisons actuellement des stations de traitement des eaux potables, des stations de traitement des eaux usées à 99% algérien, pourquoi pas des stations de dessalement ? On parle aujourd'hui de l'évaluation des ressources en eau souterraines côtières par modélisation de l'intrusion marine ou utilisation de plasmas non thermiques dans le traitement des eaux, par exemple. L'Algérie a-t-elle la maîtrise des technologies dans ce domaine ? L'Algérie, à travers ses ingénieurs et compétences dans le domaine de l'eau, a les moyens et les techniques d'évaluer ses ressources en eau côtières, les problèmes de l'intrusion marine et ses ressources en eau souterraines avec précision. Les techniques de traitement des eaux sont maîtrisées. Mais alors, qu'en est-il de notre ressource souterraine, de son potentiel et des moyens de l'exploiter ? Les ressources en eau souterraines du Sahara septentrional sont contenues dans deux immenses aquifères que sont le continental intercalaire (CI) et le complexe terminal (CT) (plus d'un million de km2, dont 70% se trouvent en Algérie, 24% en Libye et 6% en Tunisie). L'Algérie, la Tunisie et la Libye ont mis en place un modèle mathématique appelé Système aquifère du Sahara septentrional (SASS). Ces eaux souterraines sont actuellement exploitées avec rigueur et parcimonie en commun accord entre ces trois pays, et actuellement ce modèle d'exploitation est cité comme un exemple de coopération dans le domaine de l'eau en Afrique. Nos ressources en eau souterraines sont de l'ordre de 40 000 à 50 000 milliards de m3, et à raison de 12 milliards de m3 (l'équivalent des eaux superficielles en Algérie par an), nous avons une autonomie de 3 300 à 4 000/an. Il est vrai que ces ressources sont très faiblement renouvelables mais peuvent être transférées sur des centaines de kilomètres et arriver jusqu'à Djelfa, Sétif... Nous pouvons dire que grâce aux eaux de dessalement et aux eaux souterraines du Sud, l'Algérie est à l'abri dans le futur, si les mesures adéquates sont prises et une stratégie claire bien définie à l'horizon 2050. Que pensez-vous de l'eau du robinet ? Est-elle consommable sans risque ? Les ressources en eau superficielles et souterraines sont traitées avant d'être distribuées aux consommateurs. À ce que je sache, il n'y a aucune maladie due à l'eau actuellement. Les organismes de distribution de l'eau ont plusieurs laboratoires d'analyses au niveau national et des analyses sont faites régulièrement et sont conformes aux normes de potabilité algériennes et à celles de l'OMS. Le nombre d'analyses, la périodicité, les paramètres physico-chimiques et bactériologiques à analyser sont définis par un texte réglementaire. Pour les grandes villes comme Alger (Seaal) et Oran (Seor), la qualité de l'eau est quotidiennement vérifiée. À titre d'exemple, le chlore présent dans l'eau est vérifié plusieurs fois par jour de la sortie de la station de traitement jusqu'au robinet du consommateur. Face à cette quasi-précarité hydrique, pensez-vous que la révision de la tarification est à même de résoudre, un tant soit peu, ce problème ? La tarification ne peut à elle seule résoudre ce problème, mais elle peut y contribuer. Le tarif de l'eau est actuellement très bas pour les industriels, les agriculteurs, ce qui ne les incite pas du tout à l'économiser. Il faudrait que le secteur industriel (privé ou public), ainsi que l'agriculture payent un prix juste et réel. Pour la consommation d'eau potable, je pense que le prix symbolique actuel de la première tranche (25 m3) devrait être étendu à la deuxième tranche (55 m3). Par contre, les tranches 3 et 4 devraient augmenter de façon à payer le vrai prix du mètre cube. Pour résoudre le problème de l'eau en Algérie, une stratégie, une vision, une politique sont à faire en tenant compte d'indicateurs internationaux. Je ne donnerais que trois principales suggestions sur la centaine dont je dispose : installer une commission pour revoir la loi sur l'eau et ses textes d'application et faire les assises de l'eau sur la base de ses travaux ; intensifier la formation et la sensibilisation des journalistes, imams, juges, avocats et revoir la composition, les missions, les prérogatives et le rôle du Conseil national de l'eau (il devrait dépendre du Premier ministère). Il est à noter que l'Algérie à eu recours à la gestion déléguée des ressources en eau avec certains partenaires étrangers (Suez Environnement, Agbar, SEM...) pour les villes d'Alger, d'Oran et de Constantine. Ainsi, il y a eu création d'entreprises algériennes : Seaal pour Alger, Seor pour Oran et Seaco pour Constantine. Ces trois dernières ont donné de bons résultats ; la création de sociétés similaires pour les grandes villes algériennes (Sétif, Blida, Tlemcen, etc.) est fort souhaitable. Il est nécessaire que le citoyen algérien ait dans le futur de l'eau en quantité et qualité. Pour cela, la réorganisation du secteur de l'eau pour un développement rationnel et durable devient une nécessité.