Dans cet entretien, Malek Abdeslam, enseignant universitaire en hydrogéologie et directeur du Laboratoire des eaux de l'université Mouloud-Mammeri, dresse un topo assez inquiétant de l'oued Sébaou. Liberté : L'oued Sébaou est incontestablement le cours d'eau naturel le plus important que compte la wilaya de Tizi Ouzou. On dit aussi qu'avant la réalisation du barrage Taksebt il était, grâce à son immense nappe phréatique, la principale source d'alimentation en eau potable de la wilaya de Tizi Ouzou. Pouvez-vous nous parler un peu de l'importance et des apports de cet oued en termes hydriques et autre ? Malek Abdeslam : Effectivement, en termes hydriques, le Sébaou est même un des plus importants cours d'eau du pays en liaison avec le Djurdjura. Les apports moyens en eau de surface sont de 750 millions de m3 par an, pour des valeurs maximales de 1,5 milliard m3/an et malheureusement de 250 millions de m3 certaines années déficitaires. La nappe alluviale de la vallée du Sébaou a un potentiel de 100 millions de m3 de réserves souterraines. Durant nos multiples sorties à l'oued Sébaou, nous avons observé, par endroits, notamment du côté de Sidi Naâmane, de Draâ Ben Khedda et de Baghlia, des eaux superficielles stagnantes, noircies, probablement par les eaux usées, et dégageant des odeurs nauséabondes. Est-ce à dire que l'oued Sébaou est pollué ou s'agit-il d'une situation normale pour la saison estivale en cours ? Vous savez que les oueds sont le réceptacle de tous les écoulements des eaux pluviales mais aussi des rejets des villes et villages. Les réseaux d'assainissement sont dirigés vers les stations d'épuration (Step), comme celles de Tizi Ouzou-Pont de Bougie (Est), de Boukhalfa (Ouest), de Draâ Ben Khedda et de Tadmaït sur le Sébaou. Les eaux d'égout y sont traitées puis renvoyées vers le cours d'eau après épuration. Mais les rejets d'une multitude de villages et autres, environ 20%, arrivent dans le Sébaou et ses affluents directement sans traitement. Dans l'oued, il y a dilution et autoépuration naturellement quand il y a de l'eau. En période sèche, cette dilution ne se produit pas, et on voit en surface ces eaux noires et nauséabondes formant des étendues plus ou moins étalées. L'autoépuration est plus lente et parfois dépassée, surtout quand s'ajoutent des dépôts de toutes sortes, comme les carcasses d'animaux et les déchets de poulaillers, des étables, des huileries et même industriels. À proximité des forages d'AEP, ils constituent un danger de contamination. Heureusement, cela est souvent très localisé et se résorbe avec l'arrivée d'eau de pluie ou empire avec les grandes chaleurs. Tout le long de cet oued, nous avons également observé que malgré l'interdiction de l'extraction du sable des oueds, prise depuis maintenant plus de dix ans, le Sébaou continue de subir une exploitation illicite des plus effrénées. En témoignent les stigmates visibles sur les lieux. Sa situation est-elle aussi alarmante que beaucoup le disent ? Oui, la situation a dépassé les seuils d'alarme par endroits où la nappe, constituée par ce sable, a disparu. Ce sont ces matériaux qui gardent dans leurs interstices l'eau et qui assurent sa filtration. L'exploitation du TVO (tout-venant de l'oued) est réglementée, selon la loi 2005 relative à l'eau de 2005, revue en 2009 spécifiquement à cela, avec des sites où l'interdiction est totale. Des dérogations deviennent vite des autorisations permanentes et tout le monde en profite, y compris dans les périmètres de protection des captages, au mépris du décret de 2007 y afférent. Des forages ont été tout simplement dénudés, certains ont vu leurs cabines effondrées, d'autres ont disparu. Cela est visible en face de Tamda, de Oued Aïssi, de Sidi Naâmane et plus en aval jusqu'à Baghlia. Vers l'embouchure, le profil de l'oued a été si abaissé que des entrées maritimes sont décelables jusqu'à Sidi Daoud, soit à 4 km de la mer, où l'oued est constitué par de l'eau de mer. Nos équipes suivent ce phénomène de salinisation de la nappe souterraine et de l'eau de surface. Des études hydrochimiques réalisées en 2017 par l'agence des bassins versants pour estimer le degré de la pollution des eaux du Sébaou ont permis de relever des valeurs anormales qui témoignent d'une pollution avancée. Qu'en est-il à votre avis ? Les eaux souterraines sont-elles aussi impactées ? Nos analyses et études menées par nos équipes du Laboratoire des eaux de l'UMMTO le montrent aussi depuis plus de trente ans. Heureusement, les capacités de dilution et d'autoépuration naturelles y remédient avec les grandes crues. Mais les pollutions sont dangereuses en période sèche à proximité des captages, et aussi avec les produits comme les métaux lourds, les détergents et les nouveaux produits comme les polluants organiques et hormonaux persistants. Ces derniers, contrairement à la matière organique naturelle, restent dans l'eau et le sol. Ils sont toxiques même à faibles taux et agissent à la longue. Pour le moment les nappes alluviales du Sébaou ont des eaux de qualité qu'il faut préserver. Elles sont filtrées par le sable et proviennent d'une région encore préservée, bien boisée. C'est un atout qu'on doit protéger. Les eaux souterraines sont des réserves stratégiques. L'urbanisation effrénée, et surtout anarchique, qui s'est développée dans le sillage de l'accroissement démographique durant ces dernières décennies tout le long de cet oued est-elle, à votre avis, le seul facteur à l'origine de la dégradation que connaît l'oued Sébaou, ou bien y a-t-il d'autres facteurs naturels ou climatiques qui y ont contribué ? L'occupation du sol, dans la vallée, par les constructions et les tracés des routes, même si elle est liée à la démographie et aux besoins en espace, doit être plus maitrisée et réfléchie. La vallée du Sébaou est très vulnérable. On n'a pas besoin d'invoquer les changements climatiques pour voir que durant la saison sèche, qui peut durer plus de six mois, le Sébaou est "nu", sale, agressé, dégradé... La crue suivante peut aussi être dévastatrice, dangereuse pour les constructions, les habitations, les routes, les cultures et même les terres agricoles, avec des pertes humaines. Ce sont des cycles qui reviennent avec régularité. La dégradation de l'oued Sébaou est-elle irréversible ou bien y a-t-il encore des possibilités pour le sauver et le préserver ? La dégradation est vraiment avancée. La nature répare les choses visibles, mais des produits très sournois et dangereux persisteront. L'eau est rare, puis abondante, parfois dévastatrice. Les possibilités de sauvegarde et de préservation existent, mais on les évoque en période de crise, puis c'est l'oubli. Nos équipes du laboratoire de recherche, avec les autres acteurs de l'eau aux niveaux local et national, ont les capacités et le savoir nécessaires pour apporter des solutions. En tous les cas, nous attirons souvent l'attention de l'opinion et des décideurs par nos publications et rencontres scientifiques et techniques au sein de l'université et en dehors.