Se battre pour être meilleur est le propos de cet homme qui a fait les beaux jours de la télé et de la radio. L'Expression: Mohamed Ali Allalou, vous êtes à Alger dans le cadre de la sortie du livre Alger Nooormal, dans lequel vous avez participé. Pourriez-vous nous parler de cette aventure et du rôle que vous y avez joué? Mohamed Ali Allalou: C'est parti de Françoise Truffaut Editions, qui ont une collection qui s'appelle Ville portuaire. L'idée est de prendre une ville portuaire et de la raconter par ses artistes. Après Marseille, il a été décidé de le faire sur Alger, comme nous étions disponibles... c'est-à-dire Jean-Pierre Vallorani, qui est photographe, et le journaliste Mustapha Benfodil... Il fallait quelqu'un d'ici pour coordonner la série d'entretiens polyphoniques, donner son avis, est-ce qu'on est dans le vrai ou dans le faux... Il fallait qu'on soit juste. On voulait un oeil local. Comment pourriez-vous présenter ce livre assez riche dans son contenu foisonnant de senteurs, de bruits, de gens... Moi, je ne sais pas écrire. Je peux rédiger quelques petits trucs mais je ne sais pas écrire au sens propre du terme, c'est-à-dire un roman comme pourrait le faire quelqu'un de la plume. Aziz Smati et moi, comme on est des gens du son, de la radio, on lui a dit voilà comment on va faire : on va faire une émission radio, un documentaire et une bande son dont s'est chargé Aziz Smati. L'éditrice était ravie par l'idée, car cela n'a jamais été fait comme ça, où tu as carrément une émission radio dans un livre qui raconte une ville. J'avais quelques noms d'artistes qu'il fallait contacter à Paris, une quinzaine de noms dont Abderrahmane Lounès qui a écrit Draguiros sur la place d'Alger, c'est un poète, un fou, y avait aussi Mustapha Toumi qui a écrit Sobhane Ellah Yaltif, aussi la musique, le chaâbi avec Abdelmadjid Meskoud puis des gens qui illustrent l'humour d'Alger... Je faisais comme à la radio. Je partais à la pêche au son, à la rencontre des gens. On a fait une quinzaine de rushes dont des micros trottoir que j'ai été obligé de jeter parce qu'il fallait en garder une demi-heure. J'imagine qu'il a fallu faire attention à ne pas tomber dans les clichés... Je suis venu avec une mémoire. Déjà moi, je suis un cliché de quelqu'un de la radio. Ce que je voulais faire est de mettre en mémoire pour ne jamais oublier ce qui s'est passé et je voulais le partager avec tous les gens que j'ai rencontrés. Ne pas oublier ses 12 ans de terreur. Je me souviens d'un truc, quand je travaillais à la radio. J'étais célèbre, les gens me connaissaient dans la rue parce que j'avais fait un peu de télé, etc. Il m'est arrivé de demander à des copains de venir dormir chez eux parce que je ne pouvais plus dormir chez moi, quelques copains avaient peur de me recevoir, ce que je comprends car j'étais quelqu'un de ciblé. J'avais vraiment peur. Je ne dormais pas dans la même maison chaque soir. Cette terreur, j'avais envie de l'évacuer en faisant ce travail sur moi aussi parce que cette vie m'a donné énormément de choses. Ma ville m'a beaucoup aimé. Je devais faire ingénieur en agronomie et je suis devenu Ali Allalou, un mec connu qui maintenant écrit des livres. Vous avez quitté Alger en 1993 malgré vos retours incessants tout de même, comment trouvez-vous aujourd'hui Alger? Elle a changé, bien sûr. Dans ce livre, j'ai l'impression que c'est la dernière fois qu'on voit Alger comme ça. Alger est une ville en pleine mutation. Elle est en train de changer de manière radicale par la manière de parler. L'algérois, tu ne l'entends presque plus, l'urbanisme est en train de changer. Quand j'ai quitté Alger, il y avait 2 ou 3 pizzerias célèbres et quelques endroits où les filles pouvaient rentrer. Là, maintenant, il y a taxiphone, pizzeria, salon de thé et ça continue. Déjà, au niveau de l'architecture et la conception de ses rues, Alger est en train de changer. Maintenant, je reviens après un an, il y a des magasins chinois, Celio. Demain, je vais trouver la Samaritaine... Pour revenir à ce livre, quel est son avenir? Dans quels lieux sera-t-il distribué, vu son importance, son caractère socio-éducatif, nonobstant le fait qu'il soit un beau livre... Je voudrais que tout le monde le lise. Et celui qui ne sait pas lire, trouvera un CD. C'est vrai, quand tu n'écoutes rien que la bande son, tu as tout le livre dedans... Mais ce n'est pas un travail colossal, plutôt du plaisir, vraiment quand tu viens dans ta ville, c'est déjà une jouissance d'être à Alger avec un micro et refaire ce que tu faisais auparavant. Mais en fait, que devenez-vous depuis tout ce temps? Quand je suis arrivé là-bas, pour présenter le film de Chouikh Youcef, dans lequel j'ai joué, il y eu cet attentat contre Aziz Smati. Quand j'ai appris cette nouvelle, je ne pouvais plus revenir. Le film m'a sauvé un peu la vie. C'est grâce à ce film que j'ai pu quitter Alger sous la pression de ma famille qui me disait de rester là-bas. Ensuite, vu ma médiatisation il y avait une autre pression. Quand je passais à la télé je tombais sur les islamistes. Ma mère un jour m'appelle et me demande de ne plus passer à la télé car moi j'étais bien à l'abri là-bas, mais elle avait peur qu'on vienne l'attaquer ici. Du jour au lendemain, tu n'as plus d'expression. Cela nous l'avons vécu très durement. Avec du recul, peut-on dire que Mohamed Ali Allalou s'est assagi, ou s'il revenait aujourd'hui à la télé ou à la radio, avec le sujet qui fait l'actualité en ce moment à savoir le référendum, que pourriez-vous dire là-dessus? Ce que je trouve incroyable, c'est ce retour en arrière inimaginable. Il y a quelque temps, un avis contraire pouvait passer à la télévision, à la radio, dans les journaux. J'ai l'impression qu'un avis contraire est anti-nationaliste, anti-Bouteflika, anti-bled. C'est grave qu'on revienne comme cela en arrière. Il y a quelque temps, un avis contradictoire, au contraire, c'était positif. Il suscitait un débat, à l'époque de Sans pitié de Saïd Mekbel, que Dieu ait son âme... Maintenant, j'ai l'impression que tout le monde est à l'unisson. Ce qui est grave, il y a cette terreur, on a perdu beaucoup de monde et aujourd'hui, il y a comme une terreur de dire un autre son de cloche. Si tu dis un autre, tu es mal vu... C'est bizarre. Y en a qui pensent non et disent oui. On est en pleine schizophrénie. Mohamed Ali Allalou, pendant des années, il s'est battu à travers ses émissions, à sa façon, contre la terreur, la peur, l'obscurantisme avec ses notes d'humour, ses traits caustiques. Aujourd'hui, avec du recul, croit-il toujours en l'avenir d'Alger et du pays? Garde-t-il l'espoir? Bien sûr, tu enlèves l'espoir, tu enlèves la vie. Malgré tout, je vois que le pays se remet. Malgré toutes les anarchies, tous ces milliards, tout ce gâchis, le pays quand même se relève doucement mais pas sûrement. C'est un réveil un peu bancal. C'est vrai, on est sonné par les 12 ans de terreur, mais c'est un réveil salutaire. Déjà, le fait de ne plus être cloîtré à 18h à la maison, à regarder la télé parce qu'il y a le couvre-feu, la vie reprend. Si vous aviez à vous plonger des années en arrière, comment évalueriez-vous les années auxquelles vous avez porté votre pierre à l'édifice de la télévision algérienne? Ce sont des années qui m'ont marqué parce qu'elles étaient faites d'expression, d'émulation. Tous ceux que je rencontre à la radio, du planton au plus haut niveau, me font regretter ces années. Ma mère me dit la même chose: «ya hasra ala zman». C'est bizarre, avant c'était mieux qu'aujourd'hui ou demain. Je pense que demain sera encore meilleur. J'ai appris qu'il faut se battre tout le temps pour être meilleur. Quand il y a un sens interdit, il ne faut pas le prendre. Pour revenir au livre, qui a eu l'idée du titre Alger nooormal? C'est moi. C'est comme Sans pitié. Pareil, c'est un mot pris dans Alger. il a été médiatisé par Boumaârafi, le jour où il est passé à la télévision. Le flic lui demande comment tu as tué Boudiaf, l'autre lui répond: je l'ai tué, «normal». Ce jour-là le mot est entré dans les esprits chez tout le monde. Il y a pleins de choses anormales qui deviennent normales. Avant normal, il y avait «pas de problème», si tu t'en souviens. Alger est une ville qui invente ses mots. Avec le «nooormalon se défend aujourd'hui. C'est un mot que j'adore. On l'a écrit avec trois «o» qui évoque un appel au secours. De plus, c'est devenu un mot algérien, une expression de chez nous. Je trouve fabuleux comment on algérianise certains termes. «Loughatouna», c'était comme ça aussi. Je suis fasciné par la langue et comment elle se transforme. Vous êtes aujourd'hui en France où vous vous employez à faire connaître notre culture à l'étranger (festival du chaâbi, des voix féminines algériennes, Gnawa Diffusion, 20 ans barakat...). Cela en plus du site web que vous partagez avec Aziz Smati qui vous permet d'exercer indirectement votre métier... Cela s'appelle: bledconnexion.com. Là-bas, sur le net, nous avons une grande liberté d'expression. C'est Aziz seul qui s'en occupe. Moi, de temps en temps, je fais des papiers. C'est bien, on se défoule... Un dernier mot peut-être? Le droit de dire non. Un avis contraire et ne pas être taxé de traître ou de ne pas aimer son pays. N'importe qui peut dire non ou oui. Ce n'est pas forcément un nationaliste ou plus que l'autre. Il faut qu'on apprenne à être tolérant et à s'aimer ! C'est un pays sevré d'amour.