Enfant terrible de la radio, Mohamed-Ali Allalou fit les beaux jours d'Alger Chaîne III avec son éternel acolyte Aziz Smati. Au lendemain des événements du 5 Octobre 1988, Allalou lance une émission au titre révélateur : « Sans pitié ». Aujourd'hui, l'ancien trublion de la Chaîne III vit et travaille à Paris. En 2005, il sort un très beau livre en hommage à Alger cosigné avec Aziz Smati : Alger Nooormal (éditions Françoise Truffaut). Dans cet entretien, il nous raconte « son » 5 octobre, dans son quartier de Bab El Oued et l'ambiance délirante des studios dans l'euphorie de la « dimokratia ». Magnéto. Mohamed-Ali Allalou, vous êtes une figure emblématique du monde de la radio. Vous étiez une icône d'Alger Chaîne III. Comment avez-vous vécu à la rue Zabana (siège de la Chaîne III à l'époque) les événements d'Octobre 1988 ? Je n'étais plus à la radio en ce temps-là. J'avais démissionné de la Chaîne III depuis le 30 mars 1988, jour de mon anniversaire. J'étais un hittiste de plus à Bab El Oued. A djamaâ Essouna, Ali Belhadj crachait sur le pouvoir et la Sécurité militaire, inculquait la peur de Dieu et faisait l'éloge de « l'Algérie-Séoudite ». La rumeur « rayha t'nod » circulait déjà depuis plusieurs jours. Il y a toujours eu des rumeurs d'un soulèvement populaire, mais celle-ci avait une date : le 5 octobre. La nuit du 4 octobre, il y avait des accrochages entre la police et les jeunes de Diar El Kef et Climat de France, les premières bombes lacrymogènes. On a dormi ce soir-là avec des images de révolution dans la tête et on puait tous le vinaigre. Au réveil, on voyait des scènes bizarres avec des jeunes qui couraient avec un frigo Eniem sur la tête, d'autres avec un mouton entier dépecé. A Bab el Oued, en ce matin du 5 octobre, il n'y avait pas un flic. Le commissariat du 5e était devenu une pissotière. Les rumeurs affluaient de partout. On parlait de voitures banalisées qui tiraient sur les gens et rentraient à la caserne Ali Khodja. Pendant qu'une partie des jeunes s'adonnaient au saccage de tout ce qui représentait l'Etat, d'autres en profitaient pour piller les souk el fellah et se pavanaient avec des Stan Smith neufs en criant « el youm ma tefrach » « Bab El Oued chouhada ». Des balcons fusaient des youyous, les femmes jetaient des draps imbibés de vinaigre. Donc, la guerre d'octobre, je l'ai vécue de l'intérieur. C'était magnifique. Il se passait quelque chose enfin. J'y ai vraiment cru. Depuis vos débuts dans l'émission « Contact », vous vous êtes démarqué par une liberté de ton, un style corrosif mêlant humour et impertinence. Vous avez signé des émissions cultes : « Local Rock », « Bled Mickey »… et puis il y a eu « Sans pitié » qui était venue juste après le 5 Octobre. Parlez-nous un peu de cette émission et pourquoi « Sans pitié » ? « Sans pitié », c'était d'abord la découverte de l'horreur, la torture, les chars à Alger et des militaire de l'ANP qui tiraient sur les gamins. C'était la première fois que des Algériens tiraient sur d'autres Algériens désarmés. « Sans pitié ». Cette émission, c'était aussi l'aboutissement de tout ce que j'ai appris à la radio en faisant du reportage dans l'émission « Contact » que dirigeait mon ami Aziz Smati, où j'adorais parler d'amour, de h'nanna, de tendresse avec les jeunes. « Enhabek sans pitié » est sortie de là, « je t'aime sans pitié ». Enfin, « Sans Pitié » c'était aussi une petite révolte contre tout ce que nous a fait subir le FLN et la Sécurité militaire : la négation des langues algériennes, la peur de dire, la peur d'aimer et le « tchoukir » de la « houkouma ». Je savais que les auditeurs attendaient une émission en algérien. Une émission qui se foutait d'une langue arabe que les baathistes du pouvoir nous infligeaient et d'une langue française que la Chaîne III nous imposait de fait. D'où « Loughatouna ». J'ai donc construit une émission autour de la langue algérienne avec son humour, ses personnalités, ses histoires, ses musiques. J'ai inventé justement un personnage : « Cheikh M'hamed », un mix de Boubegra et de Rachid Ksentini. Un cheikh laïc. C'était lui qui donnait le ton. « Est-ce qu'on est d'abord musulman ou d'abord Algérien ? », se demande-t-on en boucle. Cheikh M'hamed, lui, est d'abord et avant tout Algérien. Donc, « Sans pitié » était avant tout l'affirmation haut et fort de mon identité : Djazaïri ! Vous avez enchaîné avec la fameuse émission musicale « Bled Music » en compagnie de votre alter ego Aziz Smati. Vous avez lancé beaucoup d'artistes dont Bâaziz, Moh KG2, Souad Massi plus tard… A la radio, vous avez embarqué des chroniqueurs sulfureux comme SAS et YB. N'aviez-vous pas l'impression de vivre une époque de « h'bal », un moment de pure folie ? Cette « parenthèse enchantée » a-t-elle vraiment existé ? Oui ! Cette « parenthèse enchantée » a existé et on la doit surtout à notre directeur de l'époque Rachid Boumediène que le salut soit sur lui. C'est lui qui a ouvert le bal du hbal. Après chaque émission, il recevait des appels menaçants de partis politiques, de ministres, d'associations de moudjahidine, de fils de chouhada, etc. qu'on avait égratignés. Il avait le c... pour les envoyer paître sans rien nous dire. L'expérience de l'émission musicale « Local Rock » qui est devenue « Bled Music » m'avait gavé. Elle a surtout enrichi des producteurs véreux. Il fallait qu'on donne la parole aux jeunes qui avaient quelque chose à dire. C'est le boulot du service public que de faire découvrir de jeunes talents. Ce qui me tue, c'est tout ce gâchis qu'ils ont dû subir, car il n'y a plus aucune trace d'eux à la radio. Disparus. Les enregistrements ont été jetés ou recyclés. Oui, on n'a pas l'INA, nous, on n'a pas de mémoire audiovisuelle. Nous sommes un pays où l'amnésie est cultivée. Dans quelle mesure Octobre 88 a-t-il ouvert de nouvelles perspectives, libéré le champ audiovisuel pour l'homme de radio que vous êtes ? Le champ audiovisuel n'a jamais était ouvert. Ce sont les journalistes eux-mêmes qui se sont battus, je ne dirai pas tous, car dans chaque rédaction il y avait des « moukhabarat » déguisés en journalistes. Je veux parler de ceux qui étaient à l'origine du MJA, le Mouvement des journalistes algériens. Ils sortaient tous du même moule : El Moudjahid, l'APS, El-Châab, Révolution Africaine et El Djeich et ils en avaient marre du malox. J'ai assisté à plusieurs réunions qui se faisaient à la salle El Mougar. C'était un joyeux bordel. Journalistes contre journalistes : arabisants, islamisants, baathisants, francisants, berberisants et khobzizants. Les dés étaient donc pipés au moment de créer un vrai contre-pouvoir, une vraie liberté de la presse. On a juste sauvé les meubles.Après octobre, plus rien n'était comme avant. A l'ENTV, l'émission « Face à la presse » de Mourad Chebine cartonnait. On n'avait plus peur d'ouvrir les ondes aux autres, même aux ennemis de la liberté. Les promoteurs de la « dawla islamya » avaient eux aussi leurs médias. Le journal El Mounkid se vendait dans toutes les bonnes mosquées et radio Wafa », la seule radio pirate, émettait depuis une villa sur les hauteurs d'Alger. Chaque mercredi, à 16h, elle dressait la comptabilité macabre de ses martyrs et de ses assassinats en direct. En ce qui concerne l'émission « Sans Pitié », nous n'étions pas dans ces moules-là. Nous n'avions aucune chapelle à défendre, nous n'appartenions à aucun clan, nous étions apolitiques et on aimait ce qu'on faisait. Riad Kaddour, Mourad Louanchi, Youcef Nedjimi et moi-même étions juste une bande de rigolos. Vous n'étiez jamais censuré ? Je pense par exemple à cette émission consacrée à l'univers de la « zatla » qui avait fait sensation... Avec Aziz, on avait monté une émission d'été de libre antenne autour de quelques sujets tabous, profitant de ce que le directeur était parti en vacances. On avait choisi quatre thèmes : la drogue, le sexe, la politique et la religion. La première semaine, on commence par la drogue, ezetla, et là on découvre le monde de l'artane, ozinol, diazépam, des cachiyates, des kfalis, des psychotropes, dont le fameux 6/15 qu'on chantait dans les stades : « 6/15 amrili rassi âla el Mouloudia rah enbassi. » C'était tellement passionnant qu'on n'a pas pu traiter les autres sujets. Ainsi, on s'est engouffrés quatre semaines durant dans les abysses des drogues légales disponibles dans tous les dispensaires. J'ai eu vraiment peur quand des jeunes filles de 15-16 ans témoignaient en avouant qu'elles prenaient ces cachets « pour se calmer, supporter la vie ». En rentrant de vacances, j'ai été contacté par un producteur de l'ENTV qui voulait que je raconte cette expérience que j'ai eue avec les auditeurs autour de la drogue. J'ai accepté d'y aller, car l'émission était en direct. Sur le plateau, il y avait un drogué, un représentant de la gendarmerie, un de la douane, un type de la police et un imam inanimé. Quand l'animatrice m'a donné la parole, j'ai dit que la zetla n'est pas un problème. J'ai ajouté qu'à l'antenne, j'ai eu des chirurgiens, des banquiers, des architectes, des ingénieurs qui fumaient du shit. Des gens normaux quoi ! J'ai précisé aussi que cette émission nous a fait découvrir l'autre drogue, celle qui faisait des ravages chez les jeunes. J'ai dit que c'est ça le mal, et que la zetla c'est notre culture. Suite à quoi, tout le monde m'est tombé dessus en direct. Depuis, on ne m'a plus donné la parole, alors j'ai quitté le plateau en pleine émission. Le lendemain, de Bab El Oued jusqu'à la rue Hoche, tous les gens que je rencontrais me félicitaient, et pour le plaisir, ils m'offraient un bout de shit. Je suis arrivé à la radio avec au moins 500 g de zetla. En 1994, vous vous êtes installé à Paris après l'attentat qui avait ciblé Aziz Smati. Vous avez fondé ensemble l'association Bled Connexion qui, en 1998, a organisé un méga concert pour fêter les dix ans du 5 Octobre. Pourriez-vous nous en dire quelques mots ? Prévoyez-vous quelque chose pour ce 20e anniversaire d'Octobre 1988 ? Je suis arrivé à Paris en novembre 1993 pour présenter le film Youcef de Mohamed Chouikh dans lequel je jouais avec Madame Doudoune (Youcef Benadouda). C'est au festival du film de Berlin que j'ai appris l'attentat contre Aziz. Ma mère me suppliait de ne pas revenir à Alger, mes sœurs me demandaient de fermer ma gueule dans les médias. Je ne pouvais plus revenir, je ne devais plus parler. Pour ne pas devenir fous, on a crée www.bledconnexion.com. On a organisé sans aucun sou ce grand concert qu'était « Le chahut de gamins » pour marquer les dix ans d'octobre. Tous les artistes ont joué gracieusement, ce qui est impossible à faire aujourd'hui. Les salles de spectacles coûtent cher et les artistes aussi. Et puis Dilem est rentré au pays. C'était lui qui trouvait l'argent pour financer les concerts. Et puis franchement, l'idéal serait de fêter les 20 ans d'Octobre à Alger. Cela n'a plus aucun sens de le faire à Paris ! Que vous inspire l'attitude de nos gouvernants, Bouteflika en tête, qui considèrent que « le peuple n'est pas mûr pour l'ouverture du champ audiovisuel » ? Trop tard ! L'ouverture audiovisuelle n'a attendu personne. Elle se fait sur le net et n'a pas eu besoin de décret ni de courage politique. C'est une véritable révolution qui se fait sur la toile. Il y a des radios algériennes qui émettent H24, des télés perso, des blogs citoyens…Fais un tour sur Youtube chez les DZyoutubeurs, ou sur la communauté des Algériens sur Daylimotion, Myspace, sur Skype, Yahoo, Wat-TV. Il y a des débats, des documentaires, du reportage. Sais-tu que le chef d'escale d'Air Algérie à Londres a été demis de ses fonctions grâce au reportage d'un internaute diffusé sur Youtube ? Le meilleur reportage sur les émeutes des jeunes à Oran est sur Youtube. Les futurs reporters, cadreurs, réalisateurs, journalistes, monteurs, sont tous sur le net. Il y a aussi le mobile qui est devenu un vrai média, où on s'échange des chansons interdites, des sketchs, des parodies, où on parle d'humour, d'amour, de sexe et de politique. Trop tard, c'est déjà parti ! Croyez-vous en un nouveau 5 octobre ? Pourrait-on un jour libérer l'ENTV ? Le 5 Octobre n'aurait jamais eu lieu si les services de sécurité ne l'avaient pas déclenché pour parer à une imminente révolution islamique à l'Iranienne. Et puis les Algériens ont en marre de mourir pour rien. Mais la culture de l'émeute est plus que jamais vivace dans les esprits. C'est la seule arme qui reste pour se défendre contre les inégalités, l'abus de pouvoir, pour avoir de l'électricité, de l'eau, une route, une place à l'école. Quant à l'ENTV, à mon avis, elle ne va pas tarder à imploser. « L'ENTV eich la vie eich l'implosion ». A quand le come-back de Mohamed-Ali Allalou ? Nous avons créé en 1998 l'association Bled Connexion pour venir en aide aux artistes algériens qui s'exilaient (papiers, hébergement et travail). Pendant plus de six ans, nous avons organisé les plus belles soirées algériennes au Cabaret Sauvage, un festival châabi, deux éditions du festival des femmes algériennes d'où est sortie Souad Massi et Hasna, Algérie mon amour, un livre-CD sur Alger et récemment, j'étais l'attaché de presse du plus bel événement musical algérien de ces dix dernières années, j'ai nommé El Gusto. Tu vois mon CV, tu dis que je vis en Algérie. Avec Aziz Smati et Mourad Louanchi, nous venons de créer à Alger au mois de juillet dernier une boîte de production baptisée Noormal prod et cela grâce à Rachid B., un Monsieur qui nous a donné envie de revenir. C'est avec ces milliers de Rachid et de Rachida, qui sont quelque part en Algérie, que nous avons envie de construire, de travailler.